Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/280

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ce n’est pas trop exiger de toi. Oh ! je ferai, lui dis-je, tout ce que vous voudrez, pourvu que vous ne m’obligiez point à apprendre le latin. Le frère Chrysostome, c’était le nom du vieil ermite, ne put s’empêcher de rire de ma naïveté, et m’assura de nouveau qu’il ne prétendait pas gêner mes inclinations.

Nous allâmes dès le lendemain à la quête avec l’ânon, que je menais par le licou. Nous fîmes une copieuse récolte, chaque paysan se faisant un plaisir de mettre quelque chose dans nos paniers. L’un y jetait un pain entier, l’autre une grosse pièce de lard, celui-ci une oie farcie, celui-là une perdrix. Que vous dirai-je, nous apportâmes au logis des vivres pour plus de huit jours ; ce qui marquait bien l’amitié et l’estime que les villageois avaient pour le frère. Il est vrai qu’il leur était d’une grande utilité ; il leur donnait des conseils quand ils venaient le consulter ; il remettait la paix dans les ménages où régnait la discorde, et mariait les filles qui lui paraissaient fatiguées du célibat ; savait-il que deux riches laboureurs étaient mal ensemble, il les allait voir, et il faisait si bien qu’il les réconciliait ; enfin, il avait des remèdes pour mille sortes de maladies, et apprenait des oraisons aux femmes qui souhaitaient d’avoir des enfants.

Vous voyez, par ce que je viens de dire, que j’étais bien nourri dans mon ermitage. Je n’y étais pas plus mal couché ; étendu sur de bonne paille fraîche, ayant sous ma tête un coussin de bure, et sur le corps une couverture de la même étoffe, je ne faisais qu’un somme qui durait toute la nuit. Le frère Chrysostome, qui m’avait fait fête d’un habillement d’ermite, m’en fit un lui-même d’une de ses vieilles robes, et me nomma le petit frère Scipion. Sitôt que je parus dans les villages sous cet habit d’ordonnance, on me trouva si gentil, que le bourriquet en fut plus chargé. C’était à qui en donnerait davantage au petit frère : tant on prenait plaisir à voir sa figure !