Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/349

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humeur gaie et ses espérances lui inspirèrent. Pour moi, quoique ravi de la brillante situation où je commençais à me voir, je ne me sentais encore aucune disposition à m’en laisser éblouir. Aussi, m’étant couché, je m’endormis tranquillement, sans livrer mon esprit aux idées agréables dont je pouvais l’occuper, au lieu que l’ambitieux Scipion prit peu de repos. Il passa plus de la moitié de la nuit à thésauriser pour marier sa fille Séraphine.

J’étais à peine habillé le lendemain matin, qu’on me vint chercher de la part de monseigneur. Je fus bientôt auprès de Son Excellence, qui me dit : Oh çà ! Santillane, voyons un peu ce que tu sais faire. Tu m’as dit que le duc de Lerme te donnait des mémoires à rédiger ; j’en ai un que je te destine pour ton coup d’essai. Je vais t’en dire la matière ; écoute-moi attentivement : il est question de composer un ouvrage qui prévienne le public en faveur de mon ministère. J’ai déjà fait courir le bruit secrètement que j’ai trouvé les affaires fort dérangées ; il s’agit présentement d’exposer aux yeux de la cour et de la ville le misérable état où la monarchie est réduite. Il faut faire là-dessus un tableau qui frappe le peuple, et l’empêche de regretter mon prédécesseur. Après cela, tu vanteras les mesures que j’ai prises pour rendre le règne du roi glorieux, ses États florissants et ses sujets parfaitement heureux.

Après que monseigneur m’eut parlé de cette sorte, il me mit entre les mains un papier qui contenait les justes sujets qu’on avait de se plaindre de l’administration précédente ; et je me souviens qu’il y avait dix articles, dont le moins important était capable d’alarmer les bons Espagnols ; puis, m’ayant fait passer dans un petit cabinet voisin du sien, il m’y laissa travailler en liberté. Je commençait donc à composer mon mémoire le mieux qu’il me fut possible. J’exposai d’abord le mauvais état où se trouvait le royaume : les finances dissipées, les revenus royaux engagés à des