Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/360

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Carnero s’était servi du même moyen que moi pour plaire à Son Excellence ; et il y avait si bien réussi qu’elle lui faisait part des mystères du cabinet. Nous étions donc, ce secrétaire et moi, les deux confidents du premier ministre et les dépositaires de ses secrets : avec cette différence qu’il ne parlait à Carnero que d’affaires d’État, et qu’il ne m’entretenait que de ses intérêts particuliers ; ce qui faisait, pour ainsi dire, deux départements séparés, dont nous étions également satisfaits l’un et l’autre. Nous vivions ensemble sans jalousie comme sans amitié. J’avais sujet d’être content de ma place, qui, me donnant sans cesse occasion d’être avec le comte-duc, me mettait à portée de voir le fond de son âme, que, tout dissimulé qu’il était naturellement, il cessa de me cacher, lorsqu’il ne douta plus de la sincérité de mon attachement pour lui.

Santillane, me dit-il un jour, tu as vu le duc de Lerme jouir d’une autorité qui ressemblait moins à celle d’un ministre favori qu’à la puissance d’un monarque absolu : cependant je suis encore plus heureux qu’il n’était au plus haut point de sa fortune. Il avait deux ennemis redoutables dans le duc d’Uzède, son propre fils, et dans le confesseur de Philippe III ; au lieu que je ne vois personne auprès du roi qui ait assez de crédit pour me nuire, ni même que je soupçonne de mauvaise volonté pour moi.

Il est vrai, poursuivit-il, qu’à mon avènement au ministère j’ai eu grand soin de ne souffrir auprès du prince que des sujets à qui le sang ou l’amitié me lient. Je me suis défait, par des vice-royautés ou par des ambassades, de tous les seigneurs qui, par leur mérite personnel, auraient pu m’enlever quelque portion des bonnes grâces du souverain, que je veux posséder entièrement ; de sorte que je puis dire, à l’heure qu’il est, qu’aucun grand ne fait ombre à mon crédit. Tu vois, Gil Blas, ajouta-t-il, que je te découvre mon cœur. Comme j’ai lieu de penser que tu m’es tout dévoué, je