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les bastonnais

s’éveilla le lendemain matin, ce fut avec l’espérance qu’une telle aventure ne resterait pas sans suites. Il sentit que ce serait une moquerie du destin qu’il eût voyagé si loin à travers les forêts du Maine et les plaines désertes de la Chaudière, souffert la faim, la soif, la fatigue et affronté la mort de toute façon, pour voir ce qu’il avait vu, entendre ce qu’il avait entendu et puis être privé à jamais de la jouissance de la vue et de l’ouïe.

On doit se rappeler que Cary Singleton avait à peine vingt et un ans et que l’enthousiasme de la jeunesse était intensifié en lui par une exubérante vigueur de santé.

Les plus ardents amoureux ne sont pas de maladifs sentimentalistes des salons à la tiède atmosphère, mais les géants du grand air, et les aventures d’un Werther sont des bagatelles d’enfants comparées aux escapades amoureuses que l’on raconte d’un Hercule.

Cary Singleton venait de bonne souche ; du Maryland, du côté de son père ; de la Virginie, de celui de sa mère. Les familles Cary et Singleton ont survécu jusqu’à nos jours, à travers plusieurs générations de gens d’honneur, mais elles n’ont point à rougir de leur représentant qui figure dans ces humbles pages. Il avait passé sa jeunesse sur le domaine de son père, prenant part à tous les exercices virils et il était resté, durant les dernières années, au vieux collège Princeton où il avait acquis toutes les connaissances convenables à sa position de fortune. Il était tout particulièrement habile en littérature et dans les langues modernes, ayant appris parfaitement le français pendant les longues années où il avait reçu les soins de la gouvernante de ses sœurs.

Cary avait étudié le droit et il était sur le point d’entrer au barreau, quand éclata la guerre de la Révolution. Il s’engagea alors dans le bataillon des carabiniers de la Virginie formé par le célèbre capitaine Morgan et se rendit à Boston pour prendre rang dans l’armée de Washington, pendant l’été de 1775. Il n’y resta pas bien longtemps avant que ne fût décidée l’expédition contre le Canada.

Washington, qui était du même avis que le congrès sur l’importance de cette campagne, donna beaucoup d’attention personnelle à l’organisation de l’armée d’invasion, et c’est sur ses ordres spéciaux que le bataillon de Morgan avait été incorporé dans ses rangs.

Quand la colonne se mit finalement en marche, en septembre, Cary eut l’honneur de recevoir une cordiale poignée de main et quelques paroles de conseil du père de son pays et cela ne contribua pas peu à lui faire accomplir ces merveilles de constance et de valeur qui distinguèrent sa carrière au Canada.