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les bastonnais

rayons obliques du soleil. Le zéphir soufflait doucement en ondulations rythmiques qui disposaient l’âme à la rêverie et à la prière. La jeune femme ressentit cette influence sans pouvoir, sans doute, la définir, et subissant son pouvoir magique, elle erra plus loin de la hutte de son père qu’elle ne l’avait voulu et que ses forces ne le permettaient. Il était si délicieux de visiter de nouveau toutes ces scènes qu’elle avait appris à tant aimer, et de les revoir dans des circonstances si différentes !

Le monde inanimé lui-même est tout autre pour la femme que pour la jeune fille. Le mariage, pour la femme, semble altérer la forme, la couleur, l’arôme et l’effet des choses matérielles et leur donner un caractère de pathos, sinon de tristesse, qu’elles n’avaient pas dans les jours heureux où le corps ne devait aucune soumission et où l’esprit était littéralement libre.

Portant dans ses bras son enfant, ce gage incarné de son changement d’existence, la jeune femme suivit les avenues de la forêt et traversa les clairières jusqu’à ce qu’elle eût atteint la lisière de la grande route, à un demi-mille au moins de la hutte de Batoche. Elle s’arrêta devant cette voie blanche et poudreuse qui s’étendait comme une ligne de division entre les espaces de verdure qu’elle parcourait. Accablée maintenant de la fatigue qu’elle n’avait pas ressentie jusque-là, elle s’assit sur l’herbe touffue et chaude, pour se reposer, et, comme toutes les mères, s’oublia elle-même dans sa préoccupation de pourvoir aux besoins de son bébé. Depuis dix minutes, elle l’allaitait pendant que ses yeux étaient fixés sur les jambes roses de l’enfant et que son esprit était sous le charme moitié sensuel, moitié spirituel de la maternité, quand, tout à coup, un grand bruit de sabots de chevaux se fit entendre le long de la route, immédiatement suivi de cris d’hommes, de l’éclat d’habits rouges et du cliquetis de fourreaux de sabres sur les flancs de chevaux au galop. Ce qui s’ensuivit ne fut jamais bien connu ; mais la jeune mère, les vêtements en désordre, les cheveux flottant en arrière, son bébé convulsivement pressé contre son sein, s’enfuit comme une biche effrayée, à travers le bois, dans la direction des chutes. Sur ses pas deux hommes couraient à sa poursuite, rapides comme le destin, mais indistincts comme des spectres dans la pénombre. Malheureusement, la pauvre femme était du côté des chutes opposé à la maison de son père. Quand elle eut atteint le sommet du monticule, la cataracte mugissait à sa droite, et le vaste Saint-Laurent coulait à ses pieds. Il n’y avait aucune issue qui lui permît de s’échapper. Derrière elle, la honte et la mort ; devant elle, la mort et l’oubli ! Il n’y avait pas un moment