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les bastonnais

à perdre. Au comble de son désespoir, elle entendit une voix de l’autre côté des chutes. C’était celle de son père qui, du geste et de la parole, lui disait de descendre le côté escarpé du promontoire jusqu’au pied de la cascade. Lui-même disparut sous le rocher surplombant et sous le rideau formé par la chute. Il la rejoignit juste au moment où elle venait d’atteindre l’endroit désiré. Ils ne perdirent pas une minute en explications. Prenant le bébé de son bras droit et passant le bras gauche autour de la taille de sa fille, le vaillant vieillard se retourna et disparut de nouveau sous la chute. Au-dessous d’eux, un rugissement de rage déjouée retentit, dominant le tonnerre de la chute ; mais ce cri ne fut pas répété.

Batoche n’avait encore fait que quelques pas, quand il s’aperçut que le fardeau que supportait son bras gauche devenait de plus en plus lourd, et, en baissant les yeux, il vit avec terreur que sa fille s’était évanouie. La grande fleur d’amour était brisée sur sa tige. Cet évanouissement rendait dix fois plus grand le péril du vieillard. Le plus léger glissement de son pied, la moindre déviation de la perpendiculaire, le plus petit écart de la ligne protectrice du mur de granit le précipiterait, lui et son précieux fardeau, dans l’abîme et la destruction. S’il pouvait seulement atteindre le souterrain dont l’ouverture était à moitié chemin du passage, il pourrait s’y arrêter pour s’y reposer, et tout irait bien. Dans cette espérance, il se traîna lentement, les yeux écarquillés, jusqu’à ce qu’il aperçût enfin l’ouverture du précieux refuge. Encore quelques pas et il allait l’atteindre. Il y arriva enfin. Comme il se penchait du côté droit pour déposer l’enfant sur une saillie de rocher à l’intérieur du souterrain, il sentit une traction soudaine sur son bras gauche, puis une sensation d’allégement, et à son inexprimable horreur, il vit que le cercle formé par son bras appuyé sur sa hanche, était vide. La fille avait glissé, comme un lis brisé, dans le bassin d’eaux bouillonnantes à l’endroit où les eaux de la chute tombent comme une masse de plomb. En un instant elles eurent éteint la vie dans cette blanche poitrine.

— Grand Dieu du ciel et de la terre ! Qu’est-ce que cela ? s’écria le vieillard les yeux sortis de leurs orbites.

Alors, avec un geste de désespoir, il prit l’enfant, l’éleva au bout de ses bras et allait sauter avec lui dans l’abîme pour compléter le sacrifice de malheur ; mais son œil hagard rencontra les yeux doux, calmes et remplis de riante lumière du bébé. Il y avait aussi un sourire sur ses lèvres et sa petite main potelée tenait un brin d’herbe arraché à une fissure du roc. Ce regard, ce sourire