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les bastonnais

deux amies restèrent ensemble pendant deux heures à causer. La plus grande partie de la conversation, naturellement, roula sur l’officier américain. Ce que deux jeunes filles peuvent se dire dans le cours de deux heures est quelque chose d’étonnant et il serait vraiment présomptueux, celui qui essaierait seulement d’énumérer les sujets de conversation. On peut toutefois être sûr d’une chose, c’est que lorsqu’on les appela pour souper, elles se donnèrent un baiser sonore et descendirent les escaliers en excellente humeur.

Après souper, on débarrassa la table, on apporta un grand bassin de sirop d’érable et quand il eut suffisamment bouilli, les deux amies commencèrent à faire la tire avec l’aide d’Eugène et sous les yeux du sieur Sarpy qui était resté assis à la table dégustant son vin et jouissant de l’amusement des jeunes gens. La joyeuse humeur de Zulma lui était complètement revenue. Elle était exubérante de gaîté et animait la réunion par des chansons, des anecdotes et des plaisanteries, tout en circulant autour de la table, jouant des tours à son frère et agaçant la douce Pauline. De temps en temps, elle s’arrêtait soudainement comme pour écouter et ses traits prenaient une expression d’attente désappointée ; mais cette ombre s’évanouissait aussi rapidement qu’elle était venue. Pauline était moins impétueuse et moins babillarde. Elle était pourtant dans le plus agréable état d’esprit, comme si, pour une soirée, au moins, elle s’était délivrée de tous les soucis qui l’avaient accablée durant les jours écoulés au milieu de tant d’événements. Eugène, comme tous les écoliers échappés à l’œil du maître, était tout à fait ridicule par ses gambades extravagantes et son babil d’étourdi, mais son absurdité même donnait un nouveau piquant à la réjouissance commune, précisément parce qu’elle évoquait le sentiment de cette liberté avec laquelle l’horrible imminence de la guerre et le spectacle d’hommes armés formaient un si triste contraste.

Une heure s’était écoulée dans ce passe-temps, quand tout à coup Zulma interrompit de nouveau sa conversation et comme elle tournait les yeux vers la fenêtre, on eût pu voir briller dans son regard un rayon de bonheur. Sa longue attente n’avait pas été vaine. La journée commencée si tristement allait avoir une agréable fin. Elle était sûre d’avoir entendu la musique des sonnettes d’un traîneau et elle savait qui venait d’arriver. Après un instant, on frappa à la porte de la salle à manger et Cary Singleton apparut sur le seuil, Zulma s’avança rapidement à sa rencontre et le reçut avec une cordialité et un enthousiasme qu’elle n’avait pas encore manifestés jusque-là.