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les bastonnais

masquée. L’espace s’étendant de l’une à l’autre de ces extrémités était défendu par l’armée régulière. La basse ville était gardée presque exclusivement par la milice. Les miliciens allaient et venaient, chantant leurs chansons françaises, la meilleure musique militaire

Vive la Canadienne
Et ses jolis yeux doux,

reçut alors sa consécration et les jeunes soldats au cœur léger marchaient au pas aux accents de : C’était un p’tit bonhomme et À la claire fontaine. Alternant avec les chansons venaient les joyeuses conversations : la guerre a ses farouches gaietés. Un petit cercle de soldats, groupés dans le Cul-de-sac, sur l’emplacement de la chapelle construite par Champlain, faisaient des plaisanteries aux dépens de Jerry Duggan, un coiffeur de la ville qui était passé à l’ennemi et y était désigné sous le titre de Major. On disait que Jerry commandait cinq cents Canadiens et avait désarmé les habitants de Saint-Roch, faubourg de Québec, sans opposition. Un autre groupe réuni en face du Chien d’Or riait de bon cœur des Canadiens Bastonnais, ou Canadiens français qui s’étaient ralliés aux rebelles, parce qu’ils étaient stationnés sur la glace de la rivière pour y faire des patrouilles.

« Froide récompense à la trahison, » disait-on.

De mystérieux visiteurs fréquentaient la maison de George Allsopp dans la rue Sous-le-Fort. Allsopp était chef de l’opposition dans le conseil de Cramahé. Les postes avancés recevaient chaque nuit des déserteurs. Quelques-uns de ceux-ci étaient des espions. Les renseignements qu’ils donnaient sur l’ennemi étaient très contradictoires. Chaque matin, aux quartiers généraux, quand on faisait l’appel, quelqu’un manquait : encore un qui était allé aux Américains. Toute armée a environ un tiers de ses soldats sur lesquels elle ne peut compter. La longueur du siège avait causé une hausse considérable dans le prix des provisions que l’on n’avait pas amassées avec soin au début. Dès le mois de janvier, le bœuf se vendait neuf deniers, le porc frais, un schelling et trois deniers, et un petit quartier de mouton, treize schellings. En dépit de rebuffades répétées, les assiégeants s’approchaient périodiquement des murs portant des pavillons parlementaires. C’était là provoquer, d’une manière inutile et inexplicable, une humiliation.

De temps en temps, l’ennemi réussissait à mettre le feu à des maisons situées au dedans des murs. L’émoi qui résultait de ces incendies rompait la monotonie du blocus et fournissait un nouveau sujet de conversation.