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les bastonnais

vive joie de pouvoir rendre un service à Zulma après la petite altercation qui avait eu lieu entre eux. Dans le combat de générosité, le vieux soldat ne devait pas être vaincu et il se sentait intérieurement flatté en pensant que le plus beau rôle était de son côté. Toutefois, il ne permit à aucune de ces pensées de se faire jour au dehors. Il se contenta de faire remarquer que l’heure s’avançait et que devant arriver à Québec à la tombée de la nuit, il était désirable que Zulma le retînt le moins longtemps possible.

— Certainement, Batoche, répliqua-t-elle. Si vous voulez vous asseoir un moment, je vais écrire quelques lignes.

Il prit un siège. Zulma alla à son secrétaire, étendit son papier sur le pupitre et se mit à la tâche sans hésitation. Elle écrivait d’une main ferme et sans s’arrêter, comme si son inspiration coulait d’une source intarissable. Jamais elle ne s’interrompit pour rassembler ses pensées ; nulle émotion n’était perceptible sur ses traits : aucune dilatation de l’œil, aucune rougeur de la joue. On aurait dit une copiste reproduisant machinalement une lettre d’affaires. Rien de tout ceci n’échappa à l’œil observateur de Batoche. Sa connaissance de l’humaine nature le porta aussitôt à conclure qu’un tel empire sur soi-même devait être la clef d’autres qualités admirables qui, jointes à l’ardeur qu’elle avait apportée à la défense du capitaine Bouchette, le convainquirent qu’il était en présence d’une personne capable, à l’occasion, de jouer le rôle d’une héroïne. Une chose ajoutait encore à son silencieux enthousiasme ; c’était la beauté sans pareille de la jeune fille. Assise en face de lui, son buste si élégamment modelé s’élevant superbement au-dessus de la petite table dans une pose gracieusement inclinée, la tête penchée légèrement d’un côté révélant une belle figure blanche sur laquelle la lumière de la fenêtre tombait obliquement, elle fascinait les yeux du vieux chasseur pour le naturel sauvage duquel les charmes de la beauté féminine étaient d’autant plus irrésistibles qu’ils étaient nouveaux. De ce moment, il résolut de cultiver complètement la connaissance de Zulma.

« Qui sait, se dit-il à lui-même, quel rôle cette splendide créature est destinée à remplir dans le drame qui va se jouer devant nous ? Je sais qu’elle est une rebelle au fond du cœur. Ce beau cou blanc qui se dresse si fièrement ne se soumettra jamais au joug de la tyrannie anglaise. Elle est née pour la liberté. Aucune chaîne ne peut garrotter ces beaux bras. J’aurai l’œil sur elle. Je serai son protecteur. Son amitié (est-ce bien seulement de l’amitié ?) pour le jeune Bastonnais est un autre chaînon qui l’attache à moi. Je suivrai sa fortune. »