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les bastonnais

— Ce n’est pas nécessaire, répondit Zulma. Mon père est convaincu que je ne voudrais rien faire qui pût lui faire de la peine, et je sais que sa haute considération pour le capitaine Singleton et sa confiance en vous-même, Batoche, lui fera approuver complètement ma conduite. Le principal est que mon domestique retourne immédiatement afin que mon père ne puisse pas craindre qu’il me soit arrivé quelque accident en route.

Et le domestique partit aussitôt.

La tranquillité régna alors dans la cabane. La petite Blanche redit encore ses prières devant Zulma, qui la mit au lit, et elle s’endormit aussitôt. Ses manières étranges et son langage surprenant avaient été une source de grand intérêt pour Cary. Batoche se retira dans son alcôve où il demeura longtemps. Laissés seul à seul, Zulma et l’officier blessé, assis devant le feu, s’abandonnèrent, à voix basse, à une conversation animée. Cary se félicita d’avoir été blessé, en voyant que cet accident lui procurait cette occasion de prendre un repos agréable. Passant en revue toutes les circonstances qui venaient de se produire, il regarda comme providentielle cette rencontre avec Zulma. Il se sentait tenté de soupçonner Batoche d’en avoir été l’instrument secret, tant les étonnantes ressources de cet homme étrange avait produit sur lui une profonde impression. Zulma avait retrouvé tout son calme, mais son cœur était plein de gratitude et il y avait dans son langage une ardeur qui démontrait que sa nature sensitive était en harmonie avec le moment et le lieu où elle se trouvait. Jamais Cary ne l’avait vue plus belle. La rusticité et la pauvreté des objets qui l’entouraient faisaient ressortir la richesse et la distinction de ses charmes. Sur sa chaise d’osier, elle avait l’attitude d’une impératrice. La pensée dominante de Cary, pendant qu’il la contemplait avec admiration, était que c’était là un épisode qui ferait époque dans sa vie, un épisode qu’il n’aurait pas osé espérer, dans ses rêves les plus extravagants, et qui ne se reproduirait plus jamais, que d’être assis de la sorte, à des milliers de milles de chez lui, dans une hutte solitaire, au milieu des forêts canadiennes couvertes de neige, en compagnie d’une des plus aimables et des plus remarquables femmes de cette planète du bon Dieu. À plusieurs reprises, tout en réalisant tranquillement la portée de cet événement, il ferma les yeux et livra son âme à une jouissance complète et ininterrompue de ces délicieux instants. Il est de ces brèves heures de bonheur, rares et peu nombreuses, qui sont une pleine compensation pour des années d’une existence triste, terre-à-terre, ou même de souffrance réelle. Cary était très heureux, et il aurait pu rester assis là, devant le feu, pendant toute la nuit, sans même