Page:Lespérance - Les Bastonnais, 1896.djvu/196

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
194
les bastonnais

penser à sa fatigue ou à celle de sa compagne. Zulma, tout aussi absorbée dans son enchantement, fut pourtant plus raisonnable.

Lorsque dix heures eurent sonné, elle appela Batoche et lui proposa les arrangements pour la nuit. Ceux-ci réglés, elle dit à son vieil ami qu’elle avait une faveur à lui demander. Elle désirait qu’il jouât du violon. Il hésita un moment, puis, avec un singulier sourire, il alla chercher l’instrument dans sa petite chambre. Il se plaça au milieu de la cabane et commença par quelques airs simples qui ne firent que provoquer un sourire sur les lèvres de ses auditeurs ; mais tout-à-coup, changeant brusquement de manière, il se plongea dans un tourbillon de sauvage mélodie, tantôt torturant, tantôt cajolant son violon, jusqu’à ce qu’il parût transporté hors de lui-même et Zulma et Cary se crurent en la présence d’un possédé. Ils échangeaient des coups d’œil d’étonnement et presque d’appréhension. Ni l’un ni l’autre n’était préparé le moins du monde à cette exhibition de merveilleux doigté et d’expression surnaturelle.

Batoche finit aussi brusquement qu’il avait commencé.

Après un coup d’archet final, qui résonna comme un cri plaintif, il tint un instant son archet étendu dans sa main, tandis que ses traits contractés et son regard fixe lui donnaient l’expression d’un homme qui écoute avec attention.

« Il y a du malheur dans l’air, » dit-il tranquillement en retournant dans son alcôve pour remettre son violon.

« Cette journée si pleine d’événements sera suivie d’une nuit de détresse. Nous avons eu du bonheur. Nos amis ne sont pas si heureux. »

XVI
une pénible rencontre.

Un profond silence suivit ces paroles. Il fut rompu, après un intervalle d’environ dix minutes, par une grande commotion au dehors. Batoche se précipita à la porte. Cary et Zulma gardèrent leurs sièges, attendant une explication qui ne pouvait tarder. Batoche entra supportant sur son bras Pauline défaillante. M. Belmont suivait, les traits contractés par la colère et le désespoir. En apercevant son amie, Zulma poussa un cri de douleur et se précipita à sa rencontre. Pauline ayant jeté un coup d’œil ardent sur son amie et le jeune officier assis à son côté, porta la main à son cœur et tomba en arrière évanouie. Cary, oubliant ses blessures, courut à son aide clopin-clopant. Toute la maisonnée s’empressa autour de la jolie patiente étendue inconsciente dans le fauteuil de Batoche. Mais la syncope fut passagère. Pauline