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les bastonnais

C’est la vue de Cary, qui avait si soudainement déséquilibré Pauline, à son entrée dans la cabane. Par un billet écrit à la hâte et que Batoche avait passé en contrebande dans la ville, elle avait appris l’accident qui lui était arrivé au palais de l’Intendant. Elle avait été dans une anxiété fébrile relativement à son sort. C’était une des causes qui l’avait décidée à accompagner son père dans son dangereux voyage, cette nuit. Elle savait qu’elle rencontrerait Batoche qui lui donnerait tous les détails ; mais elle ne soupçonnait pas qu’elle verrait Cary lui-même. La présence de Zulma était encore un autre mystère ; mais après qu’elle eut repris connaissance, comme nous l’avons vu, et que, assise entre ses deux amis, elle eut entendu l’explication de toute chose, non seulement retrouva-t-elle son courage, mais elle oublia tous les chagrins qui l’avaient accablée. Cary, de son côté, oublia ses propres douleurs, dans la joie que lui causait sa présence, et Zulma, sans appréhension, sans arrière-pensée, était peut-être la plus heureuse des trois, parce qu’elle participait au plaisir qu’éprouvaient ses deux amis à se trouver ensemble.

Ainsi se passa une grande heure de joie sans mélange, après quoi, la conversation nécessairement tourna sur des sujets plus sérieux. Il ne pouvait guère en être autrement, en vue des circonstances qui les entouraient tous. La jeunesse, la beauté et l’amour ne peuvent pas toujours se repaître d’eux-mêmes ; il leur faut bien retourner aux sèches réalités de la vie. Ils parlèrent de la guerre et de toutes les misères qu’elle engendre : les souffrances du pauvre, les privations des malades, les anxiétés des parents, les tourments de l’absence, les rigueurs du froid et les terribles sacrifices que le plus simple soldat est obligé de faire. Les deux jeunes filles écoutaient en versant des larmes Cary leur conter d’une manière graphique ses épreuves, qui, bien que relevées parfois par des anecdotes gaies, étaient profondément tristes. Alors Zulma, en un langage éloquent et avec des gestes passionnés, donna sa propre vue de la situation. Pauline garda presque constamment le silence. Son rôle était de recevoir les confidences des autres, plutôt que de communiquer ses propres impressions. Parfois, dans le cours de la conversation, le voile de l’avenir fut timidement soulevé, mais pour être immédiatement baissé, avec une retraite instinctive des trois jeunes cœurs. Ils n’osaient pas regarder si loin. Le présent leur était un fardeau plus que suffisant. Une douce et compatissante Providence prendrait soin du reste.