Page:Lespérance - Les Bastonnais, 1896.djvu/225

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
223
les bastonnais

Tandis que Batoche prononçait ces paroles, ses traits étaient empreints d’une calme résolution contre laquelle tout obstacle devait échouer. On eût pu y voir aussi une expression de tristesse, indice de son inquiétude à l’endroit de la vie de Cary Singleton.

Le vieillard tint parole. De retour au camp, il revêtit la défroque du déserteur et, à l’heure propice de la nuit, il partit en reconnaissance autour des murs. Il marcha longtemps et avec précaution. Plusieurs fois, il fut aperçu ou crut avoir été aperçu par les sentinelles sur les remparts. L’un des factionnaires fit même feu sur lui ; mais enfin, à force de courage, d’adresse et de persévérance, il réussit à escalader un parapet et retomba tranquillement dans une rue obscure juste au moment où la sentinelle, revenant de l’autre extrémité de son parcours, restait au-dessus de lui, le fusil à la main. Il se blottit dans un coin pour s’assurer qu’il n’avait été ni aperçu ni entendu. Il bouillait d’impatience d’entendre le factionnaire s’éloigner, mais celui-ci demeura longtemps immobile et distrait, le regard fixé dans le vide.

Enfin, il s’éloigna et Batoche s’échappa furtivement. Il se dirigea tout droit vers la demeure de M. Belmont, où, dans le court espace de temps dont il pouvait disposer, il espérait obtenir plus facilement tous les renseignements dont il avait besoin.

«  J’ai promis à M. Belmont, se murmura-t-il à lui-même, que je ne m’approcherais plus de sa maison ; mais c’est qu’alors j’étais un rebelle. Maintenant, je suis un loyaliste, un serviteur dévoué du roi George et je porte sa glorieuse livrée. Il ne peut donc plus y avoir d’empêchement à ma visite. » Et le vieux soldat pouffait de rire en s’approchant du lieu de sa destination.

Il n’était pas plus de onze heures, et pourtant la maison était obscure et silencieuse. Aucune lumière n’éclairait la façade, et la neige qui couvrait le perron et le trottoir ne portait aucune trace de pas. Batoche hésita un moment, craignant que quelque malheur ne fût venu fondre sur ses amis durant les quatre ou cinq semaines qui s’étaient écoulées depuis leur dernière entrevue. Mais en se dirigeant avec précaution en arrière, il vit une brillante lumière dans la cuisine et une plus faible dans une chambre de l’étage supérieur.

« Tout va bien, » pensa-t-il, en gravissant les degrés et en frappant à la porte de la cuisine. Au bruit qu’il avait fait, il entendit le pas léger d’une femme qui s’enfuyait. Il essaya alors le loquet, mais la serrure était fermée à double tour.

«  J’ai effrayé la servante et la maison est barricadée ; mais j’espère que la domestique aura eu le bon sens d’annoncer qu’il y a quelqu’un à la porte. »

À l’instant même, le pas d’un homme chaussé de pantoufles se fit entendre et Batoche reconnut la démarche de M. Belmont.

— Qui est là ?

— Un ami.

— Votre nom ?

Batoche n’osa pas donner son nom, même à voix basse, de peur que le vent du soupçon ne le portât jusqu’aux quartiers généraux.

— Que voulez-vous à cette heure ?

— Ne craignez rien. Ouvrez la porte et je vous le dirai.