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ami, mot que je devais m’attendre à voir employer par elle, » (ici un frisson involontaire passa dans tous les membres de Pauline), «  mais elle parle de lui comme notre plus cher ami à nous deux. Que signifie ceci ? A-t-elle écrit cela spontanément, ou après délibération ? Est-ce un piège destiné à me faire commettre quelque indiscrétion ? Non. Zulma est une amie trop sincère pour cela. Hélas ! la chère créature ne sait pas, ne peut pas savoir, ne saura jamais toute la portée de ses paroles. »

Pauline elle-même ne savait pas alors toute la portée des mots écrits sans intention de communiquer la signification qu’elle y attachait. Malgré tous les changements qui s’étaient opérés dans son caractère, sa douce simplicité demeurait intacte. C’est même cette ingénuité qui l’avait portée à recevoir Cary Singleton dans la maison de son père. Quand le jeune officier était tombé malade à l’hôpital du séminaire, c’est Roderick Hardinge qui le lui avait appris, en exprimant le regret qu’il ne pût être mieux soigné. Elle avait immédiatement proposé de le faire transporter chez elle, en offrant ses services comme garde-malade. Hardinge avait accepté avec empressement, et, après beaucoup de difficultés, avait obtenu des autorités la permission nécessaire. Dans toute cette affaire, la conduite de l’officier anglais avait été virile, noble, franche, sans la moindre arrière-pensée ou la plus petite trace d’égoïsme. On doit à la simple vérité de dire que malgré sa sincère admiration pour Cary Singleton, Pauline ne se laissa guider en cette affaire que par des motifs d’humanité et par son amitié pour Zulma. Elle ne considéra pas les complications futures. Elle ne s’arrêta même jamais à se demander s’il se produirait quelque complication, sans cela, le sentiment du devoir aurait pu être un obstacle à son œuvre de charité. Ce devoir était l’amour qu’elle avait pour Roderick Hardinge, amour qui n’avait jamais été avoué en paroles, dont elle n’avait jamais pu, elle-même, mesurer l’étendue, mais qui existait néanmoins et qu’elle avait le bonheur de croire réciproque.

Mais le cœur voyage rapidement dans l’espace de neuf jours et, à la fin de ce laps de temps, il n’était pas étonnant que la visite de Batoche, les lettres de Zulma et la mauvaise humeur de Roderick eussent troublé l’âme de la pauvre jeune fille. L’homme n’est pas maître de ses affections et il y a une destinée en amour comme dans tous les autres événements de ce monde.