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les bastonnais

la lourde pierre fut soudainement repoussée du sépulcre à l’ombre du Golgotha, mettant en liberté le maître du monde, ici le manteau de l’hiver était déchiré et mettait à nu la face de la nature. Les hommes sentaient leur cœur allégé du fardeau qui durant quatre longs mois avait rendu leur torpeur semblable, en quelque sorte, à celle des grands animaux du désert.

Le matin du lundi de Pâques, le temps était calme et promettait une magnifique journée. Tout le pays retentissait des voix des hommes et des femmes se préparant à leur travail. Zulma Sarpy et Cary Singleton marchaient côte à côte sur la rive du St-Laurent en face du manoir ; ils avançaient lentement, s’arrêtant fréquemment pour admirer le paysage étendu devant eux, ou pour se livrer à une ardente conversation. Cary était entièrement remis de sa maladie, et paraissait plus gras et plus fort que jamais. Il était revêtu de son uniforme, preuve qu’il avait repris le service actif. Zulma paraissait jouir de sa santé habituelle et sa beauté resplendissait sous son plus royal aspect, relevée par un costume qui lui seyait à merveille : chapeau Montespan de feutre gris orné d’une plume azur et brillant châle de cachemire étroitement tendu sur ses épaules. Il était difficile de peindre une plus digne compagne pour un soldat. C’était évidemment le sentiment de Cary, comme en témoignaient ses fréquents regards d’admiration, et il y avait des moments où un observateur eût pu croire qu’il faisait les plus ardentes déclarations d’amour. Il n’en était rien cependant. Les jeunes gens n’avaient pas encore atteint cette limite. Bien qu’ils se connussent parfaitement, qu’ils se rencontrassent souvent, tout exceptionnelles que fussent les circonstances qui avaient entouré leurs entretiens, ils n’avaient jamais dépassé un certain point de confidences mutuelles. Souvent ils s’étaient aventurés sur les bords, mais des incidents soudains et imprévus étaient survenus qui les avaient rejetés en arrière au lieu d’avancer leurs affaires de cœur. Zulma était sûre que Cary l’aimait, mais aucune de ses paroles ne lui en avait donné l’assurance. Cary ne pouvait pas douter de l’amour de Zulma à son égard : ses actes et ses écrits l’avaient éloquemment démontré ; mais elle ne lui avait jamais donné l’occasion, ou il s’imaginait n’avoir jamais eu l’occasion d’obtenir de ses lèvres une réponse décisive. Ce jour-là, leur conversation était vive, mais sans conséquence. Il en est souvent ainsi dans ce jeu de l’amour qui est conduit non en cercles concentriques, mais en orbites excentriques

Pour Cary, la situation devenait pressante, et il le dit à Zulma en des termes qui impressionnèrent profondément la jeune fille. Il