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voyait que la fin approchait, qu’avec le retour du printemps, les opérations militaires devaient prendre une tournure décisive d’un côté ou de l’autre. Il était assez perspicace pour prévoir qu’il ne pouvait y avoir qu’un résultat fatal : la retraite des Américains. Arnold avait été remplacé par Wooster, officier âgé qui avait commandé à Montréal durant l’hiver et y avait fait beaucoup de mal à la cause américaine par son incapacité et son intolérance religieuse à l’égard des Canadiens-Français. D’un pareil commandant de l’armée actuelle, on ne pouvait attendre que peu de chose ou rien du tout. Il ne pouvait être question de renforts, bien qu’ils eussent été promis et annoncés avec ostentation à la garnison par le moyen des déserteurs et des prisonniers, tandis que l’on savait bien que, le St-Laurent désormais débarrassé de son manteau de glace, on pouvait attendre bientôt une flotte de vaisseaux anglais venant à la rescousse de Québec. Dans une quinzaine de jours au plus, Cary prévoyait que la crise devait finir. Il dit donc cela confidentiellement à Zulma sachant bien qu’il ne violait aucun devoir en agissant ainsi. La jeune fille fut étonnée de cette confidence, qui anéantissait tous ses rêves. Sa confiance dans le succès des armes continentales avait été sans limites ; malgré leurs terribles revers, elle n’avait jamais douté un moment que les champions de la liberté ne s’emparassent de la dernière forteresse de la tyrannie britannique et ne s’empressassent d’y restaurer la domination française en Amérique. Elle essaya même d’ébranler l’opinion de son compagnon, mais elle n’y réussit pas ; son instinct la mit face à face avec la position personnelle de Cary, que celui-ci avait complètement éludée.

La retraite des Américains prit alors un aspect plus sérieux ; elle impliquait une séparation mutuelle. La situation était celle-ci : Après six mois de la plus intime fréquentation, purifiée et consacrée par une série de vicissitudes des plus cruelles, Cary allait être obligé de retraiter en toute hâte au pays d’où il venait, tandis qu’elle serait de nouveau confinée dans la solitude de la Pointe-aux-Trembles. Pouvait-il en être ainsi ? Cary pouvait-il être ainsi laissé à son sort ? Pourrait-elle, elle-même, supporter cette solitude soudaine et forcée ?

Singleton exprima ses regrets en langage diffus et verbeux : il répéta à plusieurs reprises que son insuccès comme soldat blessait son ambition et désappointait ses espérances, mais que sa séparation d’avec Zulma serait la plus terrible de ses peines. S’il avait prévu cela, ajoutait-il, il aurait cherché la mort au palais de l’intendant ou au Sault-au-Matelot. La mort dans la maison de M. Belmont lui aurait été un soulagement et une bénédiction.