Page:Lespérance - Les Bastonnais, 1896.djvu/247

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
245
les bastonnais

— Ni ciel, ni terre ne peut dominer l’amour d’une femme. Il est fort comme la mort, immense comme l’Océan, profond comme l’abîme ; et pourtant, un coup d’œil, un geste de la main, un sourire, un mouvement de tête peut le changer pour jamais. Écoutez, Belmont : votre fille aime le jeune officier américain et lui seul. Elle souffre pour Hardinge, elle souffre pour Zulma Sarpy. Le diagnostic est complet. Elle s’épuise dans un combat silencieux et caché entre elle et ses amis, et je crains tout.

— Vous ne voulez pas dire que Pauline est en danger ?

— L’amitié me fait un devoir d’être franc avec vous. S’il n’y a pas un changement complet, d’ici à dix jours, votre fille sera morte.

— Grand Dieu ! s’écria le pauvre père dont le cri d’angoisse fit retentir la maison et alla effrayer Pauline, la réveiller de sa torpeur et lui faire jeter des cris à son tour. M. Belmont se leva et il allait se précipiter vers sa chambre, mais le docteur le retint.

— Ne vous présentez pas vous-même dans cet état : cela pourrait la tuer. Je m’en vais la tranquilliser.

Il le fit comme il l’avait dit. Après quelques minutes, il revint et informa M. Belmont qu’il était bien certain que ses conjectures étaient fondées et conseilla pour la jeune fille un changement de résidence immédiat.

— Un changement de résidence ? Rêvez-vous, docteur ? Nous sommes enfermés dans cette malheureuse ville comme des moutons dans leur parc. Je suis sous le ban, je ne puis espérer aucune faveur. Tout le pays est abandonné ou parcouru par les soldats, et il faut que j’accompagne Pauline. Rien sur terre ne pourrait me séparer de mon enfant ; j’ai vécu pour elle. Mais, docteur, elle ne mourra pas, dites-moi qu’elle ne mourra pas,

— Alors, il lui faut quitter Québec.

— Mais, docteur ?

— Il le faut, c’est un cas de vie ou de mort.

Un pénible silence s’ensuivit. M. Belmont pencha la tête qu’il cacha dans ses mains et gémit : « Que faire, qui m’aidera, qui intercédera pour moi ? » À ce moment même apparut soudainement le capitaine Bouchette ; sa présence fut une révélation. Aussitôt qu’il le vit, M. Belmont se calma et en quelques mots lui exposa ses difficultés.

— Soyez tranquille, mon ami, dit Bouchette de la manière la plus cordiale, il ne peut y avoir aucun obstacle possible. Je vais de ce pas chez le gouverneur et il ne refusera pas ; c’est une question de compassion, et le général Carleton est le plus compatissant des hommes.

Avant qu’une heure se fût écoulée, Bouchette revenait avec la permission dûment signée et scellée. M. Belmont et sa fille avaient la permission de quitter la ville, la raison de leur départ étant pleinement exposée, et ils étaient recommandés aux bons offices des amis comme des ennemis.

Quand Pauline fut informée de cette mesure, elle se remit un peu et sourit de satisfaction, mais bientôt après elle retomba dans sa