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les bastonnais

la même envers lui, et pourtant un changement s’était produit en elle. Son amour s’était-il refroidi ? Avait-il changé d’objet ? Avait-il, lui même, fait quelque chose qui pût produire ce changement ? Ses sentiments politiques avaient-ils donc altéré en quelque manière sa conduite à l’égard de la jeune fille ? Avait-il suffisamment pris en considération la position anormale où elle se trouvait placée par l’attitude de son père durant la guerre ? Ou bien, les causes de ce changement étaient-elles plus profondes que tout cela ?… Et son esprit revenait à Cary, à Zulma, à mille petits incidents des semaines écoulées, incidents que son imagination surexcitée grossissait jusqu’à en faire des causes déterminantes du changement soupçonné.

Toutes ces pensées et bien d’autres encore avaient traversé son cerveau, avant qu’il n’eût atteint la maison de M. Belmont. Mais en montant l’escalier qui le conduisait en présence de Pauline, un grand espoir s’éleva dans son cœur et surmonta toutes ses appréhensions, de sorte qu’au moment d’entrer dans la chambre, il était à peu près dans le même état d’esprit que lors de ses visites ordinaires. Bienheureuse intervention de la Providence, qui accorde un dernier moment de bonheur avant que frappe le coup du destin !

Inutile de décrire cette pénible entrevue. La dissection du cœur n’a aucun résultat utile quand on n’en peut tirer la moindre consolation. Pauline eut la force de la supporter jusqu’au bout. Elle fut tendre aussi, et naturelle ; en un mot, elle fut elle-même jusqu’à la fin. Après avoir rappelé plusieurs incidents des anciens jours, n’omettant rien de ce qu’elle croyait devoir intéresser Roderick, elle en vint enfin à l’objet de leur entrevue.

— Savez-vous, Roddy, pourquoi je vous ai fait prier de venir ?

Il répondit qu’il avait appris son projet de départ, et que, tout en en regrettant profondément la cause, il ne pouvait que se réjouir de tout ce qui se faisait pour le recouvrement d’une santé qui lui était plus chère que la sienne propre.

Ces paroles allèrent droit au cœur de Pauline et le percèrent comme un poignard. La tête lui tourna et elle retomba sur le dossier de son fauteuil, dominée par l’émotion.

Quand elle eut surmonté ce moment de faiblesse, elle tendit la main au jeune homme en murmurant :

— Oui, Roddy, je vous ai fait appeler pour vous dire adieu, je m’en vais et nous ne nous reverrons plus jamais.

— Pauline !

— Je vais mourir. J’aurais aimé à fermer les yeux dans cette vieille maison paternelle ; pour l’amour de mon père, je veux bien partir et tenter de me reprendre à vivre ; mais, c’est inutile : je vais mourir.