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un instant que Cary fût perdu pour elle, lui ne s’était jamais imaginé qu’une séparation, entre eux, fût au rang des choses possibles, sans aucune faute de sa part ou aucun moyen de la part de Zulma d’éviter le coup. Cette disposition d’esprit de Cary comme homme et comme soldat est aisément compréhensible. Les femmes attribuent aux hommes de la ruse et de l’artifice dans les affaires d’amour. Cette opinion n’est pas toujours exacte. Très souvent, ils sont naturels et cet égoïsme même qu’on leur attribue est le motif qui les entraîne, tête baissée, à la possession de l’objet désiré, sans tenir compte des obstacles possibles et positifs que l’instinct plus froid de la femme remarque généralement. L’état d’esprit de Zulma était plus singulier et il demande un mot d’explication. Si nous avons réussi à peindre ce caractère, le lecteur doit avoir une impression de noblesse exempte de toute trace de bassesse de sentiments, une impression de force de volonté capable de la plus sublime générosité.

Zulma était une enfant gâtée, mais ce défaut ne dégénérait jamais chez elle en stupidité. Personne ne comprenait mieux qu’elle la convenance relative des choses. Jamais une ombre d’hypocrisie ou la plus légère nuance de soupçon ne venait souiller son esprit. Son caractère était diaphane. Elle pouvait mettre un frein à ses pensées et à sa langue comme fort peu de personnes de son sexe, à son âge. Dans le tournoi de la conversation avec les hommes, elle savait manier aussi adroitement que personne les épées de la réticence ou de l’équivoque, mais le fond de sa nature était la vérité, la simplicité et l’honneur dégagés de tout artifice. Nos lectrices nous comprendront parfaitement quand nous leur dirons en un mot que Zulma n’était en aucune manière une coquette. Elle était toujours sincère, même dans son jeu de physionomie. Là était le secret de son pouvoir et de son ascendant.

Étant donné une telle nature, le lecteur sera disposé à accepter notre assertion qu’elle n’avait jamais supposé que les relations de Cary et de Pauline pussent l’émouvoir en rien. De jalousie, elle n’en avait point, en étant incapable ; mais quand même elle n’aurait pas été bien au-dessus de ce vice diabolique qui sévit surtout sur le sexe féminin, elle n’aurait pu en ressentir les atteintes en cette circonstance, car rien ne lui paraissait devoir exciter en elle un pareil sentiment. Aussi, quand Cary lui parla avec la plus grande anxiété de la maladie de Pauline, des craintes que lui en inspirait le résultat et de son désir de faire tout en son pouvoir pour détourner le coup qui la menaçait, elle partagea com-