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une simple perplexité suffisait à troubler son petit cœur timide et réservé. Elle monta à sa chambre, enleva ses fourrures et lorsqu’elle ôta son voile de couleur d’azur, des larmes brillaient dans ses beaux yeux bruns. Elle s’assit sur sa chaise basse à bascule, et plaçant ses pieds sur le bord des chenets, elle fixa tristement son regard sur les flammes.

Pauline connaissait fort peu le monde. La maison paternelle était son univers ; dans cette maison, un seul être occupait toutes ses pensées et cet être était son père. Elle n’avait plus de mère. Ses frères et sœurs étaient morts alors qu’elle était encore enfant. Elle avait passé sa jeunesse au couvent des douces Ursulines, et maintenant qu’elle avait fini son éducation, elle avait consacré sa vie à la consolation de son père.

M. Belmont était encore dans la fleur de l’âge, ayant à peine dépassé la cinquantaine ; mais il avait éprouvé beaucoup de chagrins domestiques, sociaux et politiques, et la seule joie de sa vie était sa fille bien-aimée.

Ardent Français, il avait vécu durant les terribles jours de la conquête, et cette poignante épreuve avait ridé son front et semblait n’avoir laissé que des cendres dans son cœur.

Il avait enterré sa femme le jour même où Murray avait fait son entrée triomphale dans Québec, et dans le cours des trois années qui avaient suivi ce douloureux événement, il avait déposé trois enfants près de leur mère. Si Pauline était morte, lui-même serait mort, mais comme l’aimable fleur continuait à s’épanouir dans la mélancolie de son isolement, il avait consenti à vivre et, par instants même, à espérer, pour l’amour de son enfant.

Heureusement, il lui restait de grands lambeaux de sa fortune. Il passait même pour un des plus riches citoyens de Québec. Lorsque sa fille eut atteint l’âge de l’adolescence, il usa de ces richesses pour embellir sa maison et rendre l’existence de son enfant plus agréable. Il était aussi pour les pauvres un ami généreux, particulièrement pour les familles françaises que la guerre de 1759 et 1760 avait réduites à l’indigence.

Il avait aidé, par tous les moyens en son pouvoir, ceux de ses concitoyens qui n’avaient pu se soumettre à la domination anglaise, au changement de régime qu’elle comportait et qui avaient désiré retourner en France. Quant à ceux que les circonstances avaient contraints de rester dans la province cédée, ils trouvaient toujours en lui un protecteur et un appui.

Avec le temps, ses amis réussirent à le faire sortir parfois de sa solitude et à prendre une faible part aux affaires publiques, mais aux