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les bastonnais

l’entrevue qu’il allait avoir. Toutefois ses dispositions étaient loin d’être enthousiastes. Plus il réfléchissait à l’incident, plus il appréciait l’étendue de l’erreur de M. Belmont et la profondeur de la blessure qui devait envenimer cet esprit fier. Il résolut, en conséquence, de se tenir purement sur la défensive et de n’entrer en explications que par des réponses directes à des accusations directes. L’enjeu était Pauline elle-même. Pour elle, il était prêt à pousser la prudence jusqu’à la limite de sa propre humiliation et à faire toute concession qui ne viendrait pas directement en conflit avec sa loyauté de soldat.

Après avoir bien fixé sa résolution sur ces points, il jeta sur ses épaules un long manteau militaire et sortit des casernes. En moins de dix minutes, il se trouva à la porte de M. Belmont. En dépit de sa résolution, il s’arrêta longtemps sur la première marche et regarda autour de lui avec ce vague sentiment de soulagement qu’un moment de délai apporte toujours au seuil de circonstances désagréables.

Le rez-de-chaussée de la maison était silencieux et sombre, mais à l’étage supérieur une faible lumière brillait à la fenêtre de la chambre de Pauline. Naguère encore, cette lumière avait été son phare et son étoile directrice qu’il voyait de toutes les parties de la ville et qui l’arrachait à la société de tous ses autres amis. Naguère encore, à son approche, cette lumière s’élevait soudain au plafond, descendait comme un trait de feu les escaliers, traversait le hall et venait l’accueillir brillante à la porte, tenue au-dessus des noirs cheveux de Pauline. Mais ce soir, il savait qu’il ne devait pas s’attendre à un tel accueil. Néanmoins, il rassembla tout son courage et laissa retomber le marteau de la porte. Celle-ci fut ouverte par la servante, mais comme le vestibule était resté obscur, elle ne le reconnut pas.

M. Belmont est-il chez lui ? demanda-t-il à voix basse.

— Oui, Monsieur, il y est.

— Est-il visible ?

La soubrette hésita un moment, puis dit en hésitant : « Je vais voir, Monsieur ; » et elle le laissa debout dans le corridor obscur.

Sans perdre de temps, M. Belmont lui-même s’avança. Saluant d’une manière raide et essayant en vain de distinguer les traits de son visiteur, il dit :

— À qui dois-je l’honneur de cette visite ?

Il y avait dans cette demande un ton de sarcasme qui réussit presque à jeter Roderick hors de ses gardes. Il vit que M. Belmont était torturé par le soupçon et qu’il fallait l’approcher avec précaution. En conséquence, il tendit la main et dit :