Page:Lespérance - Les Bastonnais, 1896.djvu/90

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
88
les bastonnais

son instrument, mais à peine a-t-il promené son archet sur les cordes discordantes, que soudain on entend un grand bruit dans les gorges de la montagne. C’est le mugissement de la tempête. Les sommets des érables se tordent et se démènent sous les bouffées du vent qui arrivent par violentes bourrasques de la rivière, au loin là-bas. Le ciel s’assombrit tout à coup. La neige tombe épaisse et drue. C’en est assez pour jeter le désarroi dans toute l’assemblée. La danse est abandonnée et chacun se prépare à partir aussi vite que possible.

Cary Singleton et ses hommes avaient un devoir plus sérieux à remplir, sous les érables. Ils en abattirent plusieurs et avec les troncs, ils construisirent un certain nombre de radeaux destinés à transporter les bagages et les provisions de l’armée, à travers le Saint-Laurent.

En même temps, ils confièrent aux Sauvages le soin de construire des canots d’écorce. Avec leurs longs couteaux, ceux-ci firent autour des troncs minces une incision aussi précise et aussi régulière qu’aurait pu le faire un chirurgien sur un membre humain qu’il aurait voulu amputer. Ils firent le premier cercle à environ un pied du sol, l’autre à environ trois pieds des branches, c’est-à-dire à l’endroit où l’arbre commence à s’amincir. C’était afin d’obtenir des bandes d’écorce de longueur à peu près uniforme. Ils tracèrent alors des fentes longitudinales d’un cercle à l’autre, faisant quatre ou cinq sections suivant la grosseur de l’arbre ; ceci, afin d’avoir des bandes de largeur à peu près égale. Ils insérèrent alors la pointe de leurs couteaux sous l’écorce, et, par un rapide mouvement du bras, enlevèrent les bandes, l’une après l’autre. En tombant par terre, ces bandes s’enroulaient en spirales, mais d’autres sauvages les déroulaient aussitôt et les cousaient ensemble avec de petites lanières de peau d’orignal ou de chevreuil, et les taillaient en pointe aux deux extrémités. De cette manière, trois hommes pouvaient construire un canot de bonne dimension, en moins de deux heures. Il ne restait alors que l’opération du séchage qui, en réalité, n’est pas indispensable, mais qui contribue à la légèreté et à la solidité de l’embarcation.

Aussitôt que le premier canot fut fait, Cary Singleton le lança à flots et, accompagné de deux hommes, fit la reconnaissance qui avait tant effrayé les bavardes blanchisseuses. Il ne s’approcha pas de la rive nord d’aussi près qu’il l’avait projeté, de crainte que les femmes ne donnassent l’alarme et ne trahissent ses desseins, mais sa lunette lui en révéla assez pour lui permettre de mentionner dans son rapport que le bassin isolé, caché par un épais rideau