Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/208

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pour vous tant de trouble, si peu de sommeil : ne serez-vous point malade ? j’en meurs de crainte. Ah ! dites-moi donc sur quelle pensée je pourrais m’arrêter pour respirer en repos : sur le moment de votre arrivée ? Non, non, mon ami, il me fait tressaillir, et je n’ose pas même le désirer ; et s’il se retardait, je crois que j’en mourrais. Concevez-vous l’excès de cette inconséquence ? Cet excès ne tient pas à un faux raisonnement ; mais il vient d’une âme bouleversée par les mouvements les plus contraires, que vous entendrez peut-être, mais que vous ne pouvez pas partager. — Je suis interrompue, et toujours par madame de Ch… Je commence à croire que la première de toutes les qualités pour se faire aimer, c’est d’être aimant. Non, vous n’imaginez pas tout ce qu’elle invente pour aller jusqu’à mon cœur. Mon ami, si vous m’aimiez comme elle ! non, je ne le voudrais pas : me préserve le ciel de connaître deux fois un pareil bonheur !


Vendredi, 28 octobre 1774.

Que dites-vous de cette invocation ? ne vous paraît-elle pas d’une tête perdue ? Mon ami, elle tient à un sentiment honnête. J’ai offensé M. de Mora ; et cependant je trouve une sorte de douceur à penser que lui seul m’aura fait connaître le bonheur ; que ce n’est qu’à lui que je devrai d’avoir senti quelques moments tout le prix que peut avoir la vie. Enfin, quelquefois, je me crois moins coupable, parce que je me sens punie ; et vous voyez bien que si j’étais aimée, tout cela serait effacé, renversé. Il faut du