Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/209

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moins tenir à la vertu par le remords, et à ce qui m’a aimée, par le regret de l’avoir perdu. Ce regret est bien vif et bien déchirant : il y a peu de jours qu’il m’a causé les convulsions du désespoir. — On m’a forcée d’aller voir Lekain dans Tancrède ; je ne l’avais pas vu depuis sa perfection, et je ne m’en souciais point. Enfin j’y fus : les deux premiers actes m’ennuyèrent complètement ; le troisième a beaucoup d’intérêt, et il va toujours en croissant jusqu’à la fin : cinquième acte il y eut des moments, il y eut des mots qui me firent transporter la scène à Bordeaux, et ce n’est pas une manière de parler. Je pensai mourir ! j’en perdis connaissance, et toute la nuit on fut obligé de me garder, parce que j’avais des défaillances continuelles. Je ne pus pas vous en parler les derniers jours : j’étais trop près de l’impression que j’avais reçue ; je me suis bien promis de ne plus aller chercher ces affreuses secousses. Il n’y a qu’Orphée que je puisse soutenir, et je vois à regret que vous ne le verrez plus. — Il y aura un opéra nouveau le 8 novembre : la musique est de Floquet. Le public l’aimera peut-être : après ce qui est bon, il applaudit ce qui est médiocre, et même ce qui est détestable. — Enfin, M. Dorat a des succès ; c’est pourtant le public qui fait les réputations : mais c’est le public à la longue, car celui du moment n’a jamais le goût ni les lumières qui mettent le sceau à ce qui doit passer à la postérité. — Mon ami, je vais envoyer contresigner cette lettre ; et pour que le paquet ait plus d’importance, j’y joins les feuilles du moment : ce n’est pas parce qu’elles sont bonnes, c’est parce qu’elles sont nouvelles, et que d’ailleurs vous lisez tout. Rapportez-moi la feuille de Linguet. — Tout le monde est à Fontainebleau : mais il nous reste le baron de Coke