Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/210

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et celui de Gluchen ; et je trouve qu’ils me restent trop tard le soir. Je ne sais si je me trompe, mais je crois que la solitude me serait bonne ; la société ne m’intéresse presque jamais, et elle me pèse presque toujours. Oh ! que je suis un mauvais malade ! j’ai beau me retourner, je me trouve toujours mal. Adieu, mon ami.

Je viens de voir le comte de C… Je lui ai dit qu’il venait respirer un mauvais air, et que, dans l’ivresse de félicité où il vivait, il me semblait que c’était pour exercer les œuvres de miséricorde qu’il venait me voir ; que je serais pour lui à peu près comme ces monuments que quelques philosophes conservaient pour les faire souvenir d’être bons et justes. Vous viendrez me voir, lui disais-je, et en me quittant, vous vous direz : Le malheur est donc sur la terre. Votre cœur sera touché, et le mien aura joui de votre bonheur. — Les lettres de M. de Condorcet sont vraiment charmantes. Si je suivais mon premier mouvement, je vous enverrais tout ce que j’ai senti, et puis je m’arrête, en me disant : Il reviendra, je le lui ferai lire ; il se moquera de moi, il me trouvera exaltée. Eh bien ! oui, j’aurai tort, mais il sera là. Ah ! mon ami, à cette condition, je consentirais à ne pas avoir le sens commun tout le reste de ma vie ; mais je gage que vous seriez bien plus difficile que moi : vous m’abandonneriez ; alors je me retrouverais dans la foule, et la bêtise console de tout. — Je crois que, pendant tous ces temps-ci, les Gracques ont bien été oubliés : vous y reviendrez avec plus de chaleur et d’intérêt. — Mon ami, admirez ma transition ; la bêtise me mène au génie, et cette marche est assez naturelle : c’est M. Turgot après l’abbé Terrai. Il y a des cas où les gradations et les intermédiaires doivent