Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/211

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disparaître. — Je ne sais que faire du temps d’ici à samedi : je veux le faire peser un peu sur vous, en vous forçant à m’écouter. — J’espère, je me promets une longue lettre samedi : si j’étais trompée ! si seulement elle n’était que de quatre pages ! en vérité, je me plaindrais. Mon ami, vous voyez, la bonne fortune me tourne la tête : je deviens presque impertinente parce que j’ai eu de vos nouvelles aujourd’hui. Ce qu’il y a de sûr, c’est que, si quelqu’un pouvait être de mon secret, on connaîtrait à ma santé, à toute ma manière d’être, si j’ai reçu une lettre de vous. Oui, la circulation de mon sang en est sensiblement altérée, et alors il m’est impossible de prendre part à rien. Ce à quoi je ne m’accoutume point, c’est au redoublement d’intérêt que cela inspire à mes amis. Mon Dieu ! me plaindraient-ils, s’ils voyaient le fond de mon âme ? Cette usurpation n’est-elle pas bien criminelle ? Mon ami, ne me faites pas une fausse conscience : dites-moi que je suis coupable ; plaignez-moi, consolez-moi : vous ne m’avez que trop égarée. — J’ai envie de vous envoyer une lettre que j’ai lue aujourd’hui avant la vôtre : si j’avais pu pressentir, cela n’aurait pas été l’ordre que j’aurais mis dans ma lecture ; vous verrez dans cette lettre si j’ai souffert de votre absence. Oui, j’en ai inquiété M. d’Alembert. L’homme qui m’écrit n’a jamais su un mot de ce qui m’occupait : il me croit victime de la vertu et du préjugé ; mais, depuis trois ans il me voit si malheureuse, qu’il est souvent tenté de me croire folle. Et en effet, il passe sa vie à faire des épigrammes contre moi ; mais, à la vérité, le trait est toujours un mot de sentiment ou de ressentiment : lisez, reconnaissez ; à coup sûr, c’est un homme d’esprit.