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LETTRE LXX

Dimanche, dix heures du soir, 13 novembre 1774.

Ah ! mon ami, vous me faites mal, et c’est une grande malédiction pour vous et pour moi, que le sentiment qui m’anime. Vous aviez raison de me dire que vous n’aviez pas besoin d’être aimé comme je sais aimer : non, ce n’est pas là votre mesure ; vous êtes si parfaitement aimable, que vous devez être ou devenir le premier objet de toutes ces charmantes dames qui se mettent sur la tête tout ce qu’elles avaient dedans, et qui sont si aimables, qu’elles s’aiment de préférence à tout. Vous ferez le plaisir, vous comblerez la vanité de presque toutes les femmes ; par quelle fatalité m’avez-vous retenue à la vie, et me faites-vous mourir d’inquiétude et de douleur ? Mon ami, je ne me plains point : mais je m’afflige de ce que vous ne mettez aucun prix à mon repos ; cette pensée glace et déchire tour à tour mon cœur. Comment avoir un instant de tranquillité avec un homme dont la tête est aussi mauvaise que sa voiture ; qui compte pour rien les dangers ; qui ne prévoit jamais rien ; qui est incapable de soins, d’exactitude ; à qui il n’arrive jamais de faire ce qu’il a projeté ; en un mot, un homme qui vit au hasard, que tout entraîne, et que rien ne peut arrêter ni fixer ! Ô mon Dieu ! c’est dans votre colère, c’est dans l’excès de votre vengeance que vous m’avez condamnée à aimer, à adorer ce qui devait faire le tourment et le désespoir de mon âme. Oui, mon ami,