Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/224

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mon ami, puis-je, sans vous offenser, vous prier de m’apporter un jour la lettre de l’abbé de B*** ? car je n’ai garde d’oser réclamer des pages arrachées de mes lettres. J’ai tort de m’en être aperçue ; et en vous en parlant, je vous cause de l’indignation. Ce mouvement est bien juste : aussi je n’ose m’en plaindre. Ah ! je suis trop difficile, trop exigeante, trop acariâtre. J’ai tous les défauts d’une malheureuse créature qui aime avec abandon, et qui n’a plus qu’un mouvement et une pensée. Adieu donc.



LETTRE LXXIII

Onze heures du soir, 1774.

J’ai lu votre billet. Il est bien doux, il est bien honnête ; votre conversation avait été bien dure, bien cruelle même : j’en suis restée abîmée. Jamais, non jamais mon âme n’a été si abattue, et mon corps plus souffrant. Vous aviez formé le projet de ne me voir jamais. Eh bien ! pourquoi changer ? Vous me donniez la force d’accomplir le mien, de satisfaire au besoin le plus actif de mon âme ; et tous deux nous aurions été soulagés et délivrés ; moi, d’un fardeau qui m’accable ; vous, du spectacle de la douleur qui vous gêne souvent et qui vous pèse toujours. Non, je ne vous rendrai point grâce : je préférerais votre premier mouvement à votre réflexion. En me faisant mal, vous me donniez de la force ; et en me consolant, en venant à mon secours, je vous l’ai dit mille fois, vous me retenez, mais vous ne m’attachez pas.