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Page:Mémoires du Baron de Marbot - tome 1.djvu/30

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MÉMOIRES DU GÉNÉRAL DE MARBOT.

excités par les démagogues des villes, les campagnards se portèrent sur les habitations des nobles, sous prétexte de chercher les émigrés cachés, mais en réalité pour se faire donner de l’argent, et prendre les titres de rentes féodales qu’ils brûlaient dans d’immenses feux de joie. Du haut de notre terrasse, nous vîmes ces forcenés courir la torche en main vers le château d’Estresse, dont tous les hommes avaient émigré, et qui n’était plus habité que par des dames. C’étaient les meilleures amies de ma mère ; aussi fut-elle vivement affectée de ce que, malgré mon extrême jeunesse, je taxai de brigandage. Les anxiétés de ma mère redoublèrent, lorsqu’elle vit arriver sa vieille mère qu’on venait de chasser de son château, déclaré propriété nationale, par suite de l’émigration de ses trois fils !… Jusque-là le foyer de mon père avait été respecté avec d’autant plus de raison que son patriotisme était connu et que, pour en donner des preuves nouvelles, il avait pris du service dans l’armée des Pyrénées comme capitaine des chasseurs des montagnes, à l’expiration de son mandat à l’Assemblée législative ; mais le torrent révolutionnaire passant tout sous le même niveau, la maison de Saint-Céré, que mon père avait achetée dix ans avant de M. de Lapanonie, fut confisquée et déclarée propriété nationale, parce que l’acte de vente avait été passé sous seing privé, et que le vendeur avait émigré avant de ratifier devant le notaire. On n’accorda à ma mère que quelques jours pour en retirer son linge, puis la maison fut vendue aux enchères, et achetée par le président du district qui en avait lui-même provoqué la confiscation !… Enfin, les paysans, ameutés par quelques meneurs de Beaulieu, se portèrent en masse au château de mon père, où, avec tous les ménagements possibles, et même avec une espèce de politesse, ils dirent à ma mère qu’ils ne pouvaient se