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Page:Mémoires du Baron de Marbot - tome 1.djvu/86

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MÉMOIRES DU GÉNÉRAL DE MARBOT.

moi sur les rivages de la mer, il aperçoit un cabaret situé dans un charmant jardin planté d’orangers et de citronniers, sous lesquels étaient placées des tables entourées de militaires de toutes armes, et me propose d’y entrer. Bien que je n’eusse pu vaincre ma répugnance pour le vin, je le suis par complaisance.

Il est bon de dire qu’à cette époque, le ceinturon des cavaliers n’était muni d’aucun crochet, de sorte que quand nous allions à pied, il fallait tenir le fourreau du sabre dans la main gauche, en laissant le bout traîner par terre. Cela faisait du bruit sur le pavé et donnait un air tapageur. Il n’en avait pas fallu davantage pour me faire adopter ce genre. Mais voilà qu’en entrant dans le jardin public dont je viens de parler, le bout du fourreau de mon sabre touche le pied d’un énorme canonnier à cheval, qui se prélassait étendu sur une chaise, les jambes en avant. L’artillerie à cheval, qu’on nommait alors artillerie volante, avait été formée au commencement des guerres de la Révolution, avec des hommes de bonne volonté pris dans les compagnies de grenadiers, qui avaient profité de cette occasion pour se débarrasser des plus turbulents.

Les canonniers volants étaient renommés pour leur courage, mais aussi pour leur amour des querelles. Celui dont le bout de mon sabre avait touché le pied me dit d’une voix de stentor et d’un ton fort brutal : « Housard !… ton sabre traîne beaucoup trop !… » J’allais continuer de marcher sans rien dire, lorsque maître Pertelay, me poussant le coude, me souffle tout bas : « Réponds-lui : Viens le relever ! » Et moi de dire au canonnier : « Viens le relever. ― Ce sera facile », réplique celui-ci. ― Et Pertelay de me souffler de nouveau : « C’est ce qu’il faudra voir ! » À ces mots, le canonnier, ou plutôt ce Goliath, car il avait près de six pieds de