Page:Marguerite de Navarre - Deux farces inédites, éd. Lacour, 1856.djvu/10

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rendre ce nom, quel effroyable chiffre aurions-nous sous les yeux! En vérité, je le répète, les romans d'aujourd'hui sont faits, pour la plupart, avec des matériaux empruntés à ces romans d'autrefois, que leurs plagiaires ont raison de regarder comme oubliés à jamais dans les rayons poudreux des bibliothèques.

Sont-ils dans ces livres de critique remplis de nouvelles observations qui ne courent le monde que depuis deux cents ans; car si les romans abondent, que dirons-nous des journaux? Et pourtant ils n'étaient point connus avant 1600; moins de 150 ans après, leur nombre, en France seulement, s'élevait à dix mille volumes. Si l'on pense de combien d'observations, de faits, ces volumes sont remplis, l'imagination s'effraie; mais depuis 1750, erreur de ce calcul, cent mille volumes sont venus s'ajouter aux dix mille autres? Qui voudrait se charger de compter les répétitions, les plagiats? Ce travail, la vie entière de bien des gens ne suffirait pas à l'accomplir.

Pour arriver au théâtre, qui doit m'occuper particulièrement, la littérature s'y est-elle réfugiée? Moins qu'autre part! Où puisent les auteurs du jour? Dans le répertoire des lazzis du théâtre italien, tissu de bons mots dont on a tant usé qu'il n'en reste plus que la trame; il n'est pas jusqu'à la première scène française qui ne nous ait offert plusieurs douzaines de ces niaises bouffonneries. Espérons que le goût public finira par se lasser, et exiger des écrivains qu'il enrichit des conceptions plus morales, plus spirituelles, et surtout mieux écrites; c'est aujourd'hui, plus que jamais, que le mot du courtisan est vrai.

--Comte ***, avez-vous été voir la pièce en vogue?

--Sire, je me suis abstenu.

--Comment! une oeuvre pleine de patriotisme! Vous n'êtes donc pas Français?

--Plût à Dieu! Sire, que l'auteur fût aussi Français que moi!

Il est temps de donner à la littérature dramatique une impulsion véritablement littéraire, si l'on ne veut pas la voir tomber en peu de temps dans une déplorable décadence. Les vingt années qui viennent de s'écouler, à l'exception de quelques oeuvres qui surnagent, n'ont produit que toutes choses indignes de fixer les regards de la postérité.

C'est d'une étude approfondie de nos anciens écrivains que sortira la révolution attendue, et cette étude, il y a longtemps que notre siècle a eu la gloire de la provoquer. Jamais l'enseignement historique et les travaux qu'il enfante n'ont été plus encouragés par le gouvernement, par le public; jamais les littérateurs de genres divers ne s'étaient engagés plus courageusement dans cette voie, n'avaient plus longtemps persévéré à la suivre; il n'est pas jusqu'aux philosophes, jusqu'aux poètes, qui n'aient déserté les champs de l'observation et de la pensée pour saisir la plume sobre de l'annaliste, et disputer au temps quelques monuments des siècles passés.

Une chose pénible à constater, c'est que le théâtre seul soit resté en dehors du mouvement et n'ait pas produit d'historiens: la pente sur laquelle sont emportés les auteurs dramatiques est-elle si rapide qu'elle ne leur permette pas de s'arrêter un instant pour regarder en arrière et s'inquiéter un peu de ce qu'ont fait leurs aïeux, de ce qu'ils ont pensé,