Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/114

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aime autant que vous méritez d’être aimée ? Est-ce qu’on peut voir vos larmes sans souhaiter de vous secourir ? Et vous est-il permis de m’en pénétrer sans vouloir rien faire de l’attendrissement où elles me jettent ? Parlez : quel service faut-il vous rendre ? Je compte que vous ne vous en irez pas si tôt.

Il faudrait donc envoyer chez madame Dutour, lui dis-je naïvement alors, comme entraînée moi-même par le torrent de sa tendresse et de la mienne.

Et la voilà enfin déclarée cette dame Dutour si terrible, et sa boutique et son enseigne (car tout cela était compris dans son nom) ; et la voilà déclarée sans que j’y hésitasse : je ne m’aperçus pas que j’en parlais.

Chez madame Dutour ! une marchande de linge ! je la connais, dit Valville ; c’est donc elle qui aura le soin d’aller chez vous avertir où vous êtes ? Mais de la part de qui lui dira-t-on qu’on vient ?

À cette question ma naïveté m’abandonne : je me retrouvai glorieuse et confuse, et je retombai dans tous mes embarras.

Et en effet, y avait-il rien de si piquant que ce qui m’arrivait ? Je viens de nommer madame Dutour ; je crois par là avoir tout dit, et que Valville est à peu près au fait. Point du tout, il se trouve qu’il faut recommencer, que je n’en suis pas quitte, que je ne lui ai rien appris ; et qu’au lieu de comprendre que je n’envoie chez elle que parce que j’y demeure, il entend seulement que mon dessein est de la charger d’aller dire à mes parents où je suis, c’est-à-dire, qu’il la prend pour ma commissionnaire ; c’est là toute la relation qu’il imagine entre elle et moi.

Et d’où vient cela ? c’est que j’ai si peu l’air d’une Marianne ; c’est que mes grâces et ma physionomie le préoccupent tant en ma faveur ; c’est qu’il est si éloigné de penser que je puisse appartenir, de près ou de loin, à une madame Dutour, qu’apparemment il ne saura que je loge chez elle, et que je suis sa fille de boutique, que quand je le lui