Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/148

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Est-il question d’ailleurs de ce que pense un petit sot que vous ne verrez plus, si vous voulez ?

Comment ! s’il en est question repris-je avec emportement, lui qui connaît madame Dutour, à qui il dira ce qu’il pense ! lui avec qui j’ai eu un entretien de plus d’une heure, et qui par conséquent me reconnaîtra ! Monsieur, ne peut-il pas me rencontrer tous les jours ? peut-être demain ? ne me méprisera-t-il pas ? ne me regardera-t-il pas comme une indigne à cause de vous, moi qui suis sage, qui aimerais mieux mourir que de ne pas l’être, qui ne possède rien que ma sagesse qu’on s’imaginera que j’aurai perdue ? Non, monsieur, je suis désolée, je suis au désespoir de vous connaître ; c’est le plus grand malheur qui pouvait m’arriver ; laissez-moi passer, je veux absolument parler à votre neveu, et lui dire, à quelque prix que ce soit, mon innocence. Il n’est pas juste que vous vous ménagiez à mes dépens. Pourquoi contrefaire le dévot, si vous ne l’êtes pas ? J’ai bien affaire de toutes ces hypocrisies-là, moi !

Petite ingrate que vous êtes, me répondit-il en pâlissant, est-ce là comme vous payez mes bienfaits ? À propos de quoi parlez-vous de votre innocence ? où avez-vous pris qu’on songe à l’attaquer ? Vous ai-je dit autre chose, sinon que j’avais quelque inclination pour vous, à la vérité, mais qu’en même temps je me la reprochais, que j’en étais fâché, que je m’en sentais humilié, que je la regardais comme une faute dont je m’accusais, et que je voulais l’effacer en la tournant à votre profit, sans rien exiger de vous qu’un peu de reconnaissance ? Ne sont-ce pas là mes termes ? et y a-t-il rien à tout cela qui n’ait dû vous rendre mon procédé respectable ?

Eh bien ! monsieur, lui dis-je, puisque ce sont là vos desseins, et que vous avez tant de religion, ne souffrez donc pas que cet accident-ci me fasse tort ; menez-moi à votre neveu ; allons-lui dire ce qui en est, pour empêcher qu’il ne juge mal aussi bien de vous que de moi. Vous teniez ma main quand il est entré ; je crois même que vous la baisiez malgré moi ; vous étiez à genoux ; comment vou-