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Cris impuissants, fureur bizarre ! disait Lefranc de Pompignan ; et, en fin de compte, tous ces hommes qui poussaient l’esprit jusqu’à l’abus eurent bien plus vite renversé la monarchie de saint Louis qu’ils n’eurent effacé un seul vers de l’Iliade. Ce qui, pour le dire en passant, a dû étonner plus d’un démolisseur, tant ces braves gens avaient été trompés par ce raisonnement qu’ils s’étaient fait à eux-mêmes : Virgile et Homère sont encore debout malgré tant d’attaques, à plus forte raison ne viendrons-nous jamais à bout de cette monarchie de tant de siècles ; ainsi donc, nous pouvons l’attaquer sans crainte de la renverser, nous aurons toutes les joies de la bataille sans les inquiétudes du triomphe. Ainsi ils montaient de toutes parts à l’assaut de ces murailles, à ces sommets trompeurs où les attendait une popularité d’une heure, suivie d’une ruine éternelle dans laquelle devaient disparaître les vaincus et les vainqueurs.

Laissons en repos l’Homère de Marivaux à côté du Virgile de Scarron. Marivaux ne commence guère à faire ses preuves de bel esprit qu’à l’âge de trente-deux ans : ce qui serait commencer bien tard aujourd’hui, où nous sommes encombrés de grands écrivains à peine sortis du collège : ce qui était commencer de bonne heure à une époque où J-J. Rousseau lui-même ne se révéla qu’à l’âge de quarante ans. Écrire en ce temps-là, l’entreprise était grave et périlleuse ; c’était obéir non pas à un caprice, mais à une vocation ; c’était renoncer à toute profession acceptée ; c’était entrer dans une vie toute remplie d’abnégations, de pauvreté, de dépendance. Aussitôt donc que vous aviez mis la main à l’œuvre littéraire, vous apparteniez de droit aux insulteurs de chaque jour : vous deveniez la proie et le jouet du lieutenant de police ; la Bastille vous attendait dans son donjon le plus