Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/16

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triste et le plus sombre ; au bourreau était réservé le premier exemplaire de vos œuvres pour qu’il le déchirât du haut de son échafaud et qu’il en jetât la cendre au vent. Ou bien, si vous renonciez à l’honneur et à la popularité des martyrs, vous tombiez dans un infâme milieu de toutes sortes de petits écrivains sans aveu et sans asile ; vils pamphlétaires sortis du bagne, laquais sans emploi, poètes trop heureux de dormir sur la litière des chevaux de M. de Soubise ; en un mot, il vous fallait vivre pêle-mêle avec toute cette vermine littéraire que Diderot nous a représentée si énergiquement dans son improvisation la plus brillante : le Neveu de Rameau. C’était à y regarder à deux fois avant que d’entrer dans cette carrière de persécution ou de honte, dans laquelle il fallait laisser nécessairement sa liberté ou son honneur. Aussi Marivaux hésita et s’interrogea longtemps avant que d’accepter de pareils hasards. Il ne se sentait en lui-même ni le courage des martyrs, ni la lâcheté des viles engeances. La Bastille lui faisait peur, le bourreau lui paraissait un affreux critique ; mais aussi, à respirer l’air méphitique du cloaque littéraire, il serait mort d’horreur et de dégoût. Il y a dans cet homme beaucoup des grâces, des élégances et des qualités d’une jeune femme. On peut dire de cette âme et de cet esprit ce que dit Linnée de plus d’une plante de nos jardins : qu’elle est rose et qu’elle sent bon : Rosea, suavè olens. D’ailleurs, il fut retenu longtemps par les préjugés de sa famille. Il appartenait à plusieurs magistrats du parlement de Normandie. Sa famille, il est vrai, avait perdu quelque peu de son lustre en passant de la magistrature dans les finances ; pour lui, il était né tout bourgeoisement à Paris, sur la paroisse de Saint-Gervais, en 1688. Son enfance avait été douce et heureuse, sa jeunesse calme et