Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/154

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monde, chacun juge et ne sait ce qu’il dit ; les caquets viennent : eh ! qui est-il ? eh qui est-elle ? et où est-ce que c’est, où est-ce que ce n’est pas ? Cela n’est pas agréable ; sans compter que nous ne vous sommes de rien, ni vous de rien à nous ; pour une parente, pour la moindre petite cousine, encore passe : mais vous ne l’êtes ni de près, ni de loin, ni à nous, ni à personne.

Vous m’affligez, madame, lui repartis-je vivement ; ne vous ai-je pas dit que je m’en irais demain ? Est-ce que vous voulez que je m’en aille aujourd’hui ? ce sera comme il vous plaira.

Non, ma fille, non, me répondit-elle ; j’entends raison, je ne suis pas une femme si étrange ; et si vous saviez la pitié que vous me faites, assurément vous ne vous plaindriez pas de moi. Non, vous coucherez ici ; vous y souperez : ce qu’il y aura, nous le mangerons ; de votre argent, je n’en veux point ; et si par hasard il y a occasion de vous rendre quelque service par le moyen de mes connaissances, ne m’épargnez pas. Au surplus, je vous conseille une chose ; c’est de vous défaire de cette robe que M. de Climal vous a donnée. Vous ne pourriez plus honnêtement la porter à cette heure que vous allez être pauvre et sans ressource ; elle serait trop belle pour vous, aussi bien que ce linge si fin, qui ne servirait qu’à faire demander où vous l’avez pris. Croyez-moi, quand on est gentille et à votre âge, pauvreté et bravoure n’ont pas bon air ensemble ; on ne sait qu’en dire. Ainsi point d’ajustement, c’est mon avis ; ne gardez que les hardes que vous aviez quand vous êtes entrée ici, et vendez le reste. Je vous l’achèterai même, si vous voulez, non pas que je m’en soucie beaucoup ; mais j’avais dessein de m’habiller ; et, pour vous faire plaisir, tenez, je m’accommoderai de votre robe. Je suis un peu plus grasse que vous, mais vous êtes un peu plus grande ; et comme elle est ample, j’ajusterai cela, je tâcherai qu’elle me serve ; à l’égard du linge, ou je vous le paierai, ou je vous en donnerai d’autre.

Non, madame, lui dis-je froidement : je ne vendrai rien,