Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/166

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

surtout à cause des manières qu’il avait eues avec moi auparavant ; mais j’ai eu beau lui dire, je n’en veux point, il s’est moqué de moi, et m’a toujours répondu : Allez vous regarder dans un miroir, et voyez après si ce linge est trop beau pour vous. Oh ! à ma place qu’auriez-vous pensé de ce discours-là, mon père ? dites la vérité : si M. de Climal est si dévot, si vertueux, qu’a-t-il besoin de prendre garde à mon visage ? que je l’aie beau ou laid, de quoi s’embarrasse-t-il ? d’où vient aussi qu’en badinant, il m’a appelée friponne dans son carrosse, en m’ajoutant à l’oreille d’avoir le cœur plus facile, et qu’il me laisserait le sien pour m’y encourager ? Qu’est-ce que cela signifie ? Quand on n’est que pieux, parle-t-on du cœur d’une fille, et lui laisse-t-on le sien ? lui donne-t-on des baisers comme il a encore tâché de m’en donner un dans ce carrosse ?

Un baiser, ma fille, reprit le religieux, un baiser ! vous n’y songez pas : comment donc ? savez-vous bien qu’il ne faut jamais dire cela, parce que cela n’est point ? Qui est-ce qui vous croira ? allez, ma fille, vous vous trompez, il n’en est rien, il n’est pas possible ; un baiser ! quelle vision ! ce pauvre homme ! C’est qu’on est cahoté dans un carrosse, et que quelque mouvement lui aura fait pencher sa tête sur la vôtre ; voilà tout ce que ce peut être, et ce que, dans votre chagrin contre lui, vous aurez pris pour un baiser : quand on hait les gens, on voit tout de travers à leur égard.

Eh ! mon père, en vertu de quoi l’aurais-je haï alors ? répondis-je : je n’avais point encore vu son neveu, qui est, dit-il, la cause que je suis fâchée contre lui : je ne l’avais point vu : et puis si je m’étais trompée sur ce baiser que vous ne croyez point, M. de Climal, dans la suite, ne m’aurait pas confirmée dans ma pensée ; il n’aurait pas recommencé chez madame Dutour ni tant manié, tant loué mes cheveux dans ma chambre, où il était toujours à me tenir la main qu’il approchait à chaque instant de sa bouche, en me faisant des compliments dont j’étais toute honteuse.

Mais… mais que me venez-vous conter, mademoiselle ? doucement donc, doucement, me dit-il d’un air plus surpris