Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/173

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ils vous recommandent au cœur. Êtes-vous malheureux ou mal vêtu, ou vous échappez aux meilleurs cœurs du monde, ou ils ne prennent pour vous qu’un intérêt fort tiède ; vous n’avez pas l’attrait qui gagne leur vanité, et rien ne nous aide tant à être généreux envers les gens, rien ne nous fait tant goûter l’honneur et le plaisir de l’être, que de leur voir un air distingué.

La dame en question m’examina beaucoup, et aurait même attendu, pour me voir, que j’eusse retourné la tête, si on n’était pas venu l’avertir que la prieure l’attendait à son parloir.

Au bruit qu’elle fit en se retirant, je revins à moi, et comme j’entendais marcher, je voulus voir qui c’était ; elle s’y attendait, et nos yeux se rencontrèrent.

Je rougis, en la voyant, d’avoir été surprise dans mes lamentations ; et, malgré la petite confusion que j’en avais, je remarquai pourtant qu’elle était contente de la physionomie que je lui montrais, et que mon affliction la touchait. Tout cela était dans ses regards ; ce qui fit que les miens (s’ils lui dirent ce que je sentais) durent lui paraître aussi reconnaissants que timides ; car les âmes se répondent.

C’était en marchant qu’elle me regardait ; je baissai insensiblement les yeux, et elle sortit.

Je restai bien encore un demi-quart d’heure dans l’église, tant à essuyer mes larmes qu’à rêver à ce que je ferais le lendemain, si les soins de mon religieux ne réussissaient pas. Que j’envie le sort de ces saintes filles qui sont dans ce couvent ! me dis-je ; qu’elles sont heureuses !

Cette pensée m’occupait, quand une tourière me vint dire honnêtement : Mademoiselle, on va fermer l’église. Tout à l’heure, je vais sortir, madame, lui répondis-je, n’osant la regarder que de côté, de peur qu’elle ne s’aperçût que j’avais pleuré : mais j’oubliais de prendre garde au ton dont je lui répondais, et ce ton me trahit. Elle le sentit si plaintif et si triste, me vit d’ailleurs si jeune, si joliment accommodée, si jolie moi-même, à ce qu’elle me raconta ensuite, qu’elle ne put s’empêcher de me dire :