Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/175

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c’est-à-dire, où il entre plus d’art, plus de façon, plus d’amour de soi-même que dans le nôtre.

D’ordinaire, c’est ou le tempérament, ou la quantité de nourriture, ou l’inaction et la mollesse qui nous acquièrent le nôtre, et cela est tout simple ; mais pour celui dont je parle, on sent qu’il faut, pour l’avoir acquis, s’en être saintement fait une tâche : il ne peut être que l’ouvrage d’une délicate, d’une amoureuse et d’une dévote complaisance qu’on a pour le bien et pour l’aise de son corps ; il est non seulement un témoignage qu’on aime la vie et la vie saine, mais qu’on l’aime douce, oisive et friande ; et qu’en jouissant du plaisir de se porter bien, on s’accorde encore autant de douceurs et de privilèges que si on était toujours convalescente.

Aussi cet embonpoint religieux n’a-t-il pas la forme du nôtre, qui a l’air plus profane ; aussi grossit-il moins un visage qu’il ne le rend grave et décent ; aussi donne-t-il à la physionomie non pas un air joyeux, mais tranquille et content.

À voir ces bonnes filles, au reste, vous leur trouvez un extérieur affable, et pourtant un intérieur indifférent. Ce n’est que leur mine, et non pas leur âme qui s’attendrit pour vous : ce sont de belles images qui paraissent sensibles, et qui n’ont que des superficies de sentiment et de bonté. Mais laissons cela, je ne parle ici que des apparences, et ne décide point du reste. Revenons à la prieure ; j’en ferai peut-être le portrait quelque part.

Mademoiselle, je suis votre servante, me dit-elle en se baissant pour me saluer : puis-je savoir à qui j’ai l’honneur de parler ? C’est moi qui en ai tout l’honneur, répondis-je encore plus honteuse que modeste, et quand je vous dirais qui je suis, je n’en serais pas plus connue de vous, madame.

C’est, si je ne me trompe, mademoiselle que j’ai vue dans l’église où je suis entrée un instant, dit alors la dame en question, avec un souris tendre ; j’ai cru même la voir pleurer, et cela m’a fait de la peine. Je vous rends mille grâces de votre bonté, madame, repris-je, d’une voix faible