Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/177

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vérité, quand je vous ai vue, j’ai eu comme un pressentiment de ce qui vous amène ; votre modestie m’a frappée : Ne serait-ce pas une prédestinée qui me vient ? ai-je pensé en moi-même : car il est certain que votre vocation est écrite sur votre visage, n’est-il pas vrai, madame ? Ne trouvez-vous pas comme moi ce que je vous dis là ? Qu’elle est belle, qu’elle a l’air sage ! ah ! ma fille, que je suis ravie ! que vous me donnez de joie ! Venez, mon ange, venez ; je gagerais qu’elle est fille unique, et qu’on veut la marier malgré elle : mais dites-moi, mon cœur, est-ce tout à l’heure que vous voulez entrer ? Il faudra pourtant informer vos parents, n’est-ce pas ? Chez qui enverrai-je ?

Hélas ! ma mère, répondis-je, je ne puis vous indiquer personne. Ma confusion et mes sanglots m’arrêtèrent là. Eh bien ! me dit-elle, de quoi s’agit-il ? Non, personne, continuai-je : rien de ce que vous croyez, ma mère : je n’ai pas la consolation d’avoir des parents : du moins ceux que j’ai, je ne les ai jamais connus.

Jésus, mademoiselle ! reprit-elle avec un refroidissement imperceptible et grave ; voilà qui est bien fâcheux, point de parents ! eh ! comment cela se peut-il ? qui est-ce donc qui a soin de vous ? car apparemment que vous n’avez point de bien non plus ? Que sont devenus votre père et votre mère ?

Je n’avais que deux ans, lui-dis-je, quand ils ont été assassinés par des voleurs qui arrêtèrent le carrosse de voiture où ils étaient avec moi ; leurs domestiques y périrent aussi : il n’y eut que moi à qui on laissa la vie, et je fus portée chez un curé de village, qui ne vit plus, et dont la sœur, qui était une sainte personne, m’a élevée avec une bonté infinie : mais malheureusement elle est morte ces jours passés à Paris, où elle était venue, tant pour la succession d’un parent qu’elle n’a pas recueillie à cause des dettes du défunt, que pour voir s’il y aurait moyen de me mettre dans quelque état qui me convînt. J’ai tout perdu par sa mort ; il n’y avait qu’elle qui m’aimait dans le monde, et je n’ai plus de tendresse à espérer de personne : il ne me reste plus que la charité des autres ; aussi n’est-ce qu’elle et son bon cœur que je