Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/178

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regrette, et non pas les secours que j’en recevais ; je rachèterais sa vie de la mienne : elle est morte dans une auberge où nous étions logées ; j’y suis restée seule, et l’on m’y a pris une partie du peu d’argent qu’elle me laissait. Un religieux, son confesseur, m’a tirée de là, et m’a remise, il y a quelques jours, entre les mains d’un homme que je ne veux pas nommer, qu’il croyait homme de bien et charitable, et qui nous a trompés tous deux, qui n’était rien de tout cela. Il a pourtant commencé d’abord par me mettre chez madame Dutour, une marchande lingère ; mais à peine y ai-je été, qu’il a découvert ses mauvais desseins par de l’argent qu’il m’avait forcé de prendre, et par des présents que je me suis bien doutée qui n’étaient pas honnêtes, non plus que certaines manières qu’il avait et qui ne signifiaient rien de bon, puisqu’à la fin il n’a pas eu honte à son âge de me déclarer, en me prenant par les mains, qu’il était mon amant, qu’il entendait que je fusse sa maîtresse, et qu’il avait résolu de me mettre dans une maison d’un quartier éloigné, où il serait plus libre d’être amoureux de moi sans qu’on le sût, et où il me promettait des rentes, avec toutes sortes de maîtres et de magnificence ; à quoi j’ai répondu qu’il me faisait horreur d’être si hypocrite et si fourbe. Eh ! monsieur, lui ai-je dit, est-ce que vous n’avez point de religion ? Quelle abominable pensée ! Mais j’ai eu beau dire ; ce méchant homme, au lieu de se repentir et de revenir à lui, s’est emporté contre moi, m’a traitée d’ingrate, de petite créature qu’il punirait si je parlais, et m’a reproché son argent, du linge qu’il m’avait acheté, et cette robe que je porte, et que je mettrai ce soir dans le paquet, que j’ai déjà fait du reste, pour lui renvoyer le tout, dès que je serai rentrée chez madame Dutour, qui de son côté m’a donné mon congé pour demain matin, parce qu’elle n’est payée que pour aujourd’hui ; de sorte que je ne sais plus de quel côté tourner, si le père Saint-Vincent, de chez qui je viens en ce moment pour lui conter tout, et qui m’avait bonnement menée à cet horrible homme, ne trouve pas demain à me placer en quelque endroit, comme il m’a promis d’y tâcher.