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Supposons la plus généreuse et la meilleure personne du monde, et avec cela la plus spirituelle, et de l’esprit le plus délié. Je soutiens que cette bonne personne ne paraîtra jamais si bonne (car il faut que je répète les mots) que le paraîtra une autre personne qui, avec un même degré de bonté, n’aura qu’un esprit médiocre.

Je dis qu’elle paraîtra moins bonne ; pourvu encore qu’on lui accorde de la bonté, qu’on n’attribue pas à son esprit ce qui ne paraîtra que dans son cœur, qu’on ne dise pas que cette bonté n’est qu’un tour d’adresse de son esprit. Et voulez-vous savoir la cause de cette injustice qu’on lui fera, de la croire moins bonne ? La voici en partie, si je ne me trompe.

C’est que la plupart des hommes, quand on les oblige, voudraient qu’on ne sentît presque pas et le prix du service qu’on leur rend, et l’étendue de l’obligation qu’ils en ont ; ils voudraient qu’on fût bon sans être éclairé ; cela conviendrait mieux à leur ingrate délicatesse, et c’est ce qu’ils ne trouvent pas dans quiconque a beaucoup plus d’esprit. Plus il en a, plus il les humilie ; il voit trop clair dans ce qu’il fait pour eux. Cet esprit qu’il a en est un témoin trop exact, et peut-être trop superbe : d’ailleurs, ils ne sauraient plus manquer de reconnaissance sans en être honteux ; ce qui les fâche au point qu’ils en manquent d’avance, précisément à cause qu’on sait trop toute celle qu’ils doivent. S’ils avaient affaire à quelqu’un qui le sût moins, ils en auraient davantage.

Avec cette personne qui a tant d’esprit, il faudra, se disent-ils, qu’ils prennent garde de ne pas paraître ingrats ; au lieu qu’avec cette personne qui en aurait moins, leur reconnaissance leur ferait presque autant d’honneur que s’ils étaient eux-mêmes généreux.

Voilà pourquoi ils aiment tant la bonté de l’une, et pourquoi ils jugent avec tant de rancune de la bonté de l’autre.

L’une sait bien en gros qu’elle leur rend service, mais elle ne le sait pas finement ; la moitié de ce qui en est lui échappe faute de lumière, et c’est autant de rabattu sur leur recon-