Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/238

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naissance, autant de confusion d’épargnée. Ils sont servis à meilleur marché, et ils lui en savent si bon gré, qu’ils la croient mille fois plus obligeante que l’autre, quoique le seul mérite qu’elle ait de plus soit d’avoir une qualité de moins, c’est-à-dire d’avoir moins d’esprit.

Or, madame de Miran était une de ces bonnes personnes à qui les hommes, en pareil cas, sont si obligés de ce qu’elles ont l’esprit médiocre ; et madame Dorsin, de ces bonnes personnes dont les hommes regardent les lumières involontaires comme une injure, et le tout de bonne foi, sans connaître leur injustice ; car ils ne se débrouillent pas jusque là.

Me voilà au bout de ma réflexion. J’aurais pourtant grande envie d’y ajouter encore quelques mots, pour la rendre complète : le voulez-vous bien ? Oui, je vous en prie. Heureusement que mon défaut là-dessus n’a rien de nouveau pour vous. Je suis insupportable avec mes réflexions, vous le savez bien. Souffrez donc encore celle-ci, qui n’est qu’une petite suite de l’autre ; après quoi je vous assure que je n’en ferai plus ; ou, si par hasard il m’en échappe quelqu’une, je vous promets qu’elle n’aura pas plus de trois lignes, et j’aurai soin de les compter. Voici donc ce que je voulais vous dire.

D’où vient que les hommes ont cette injuste délicatesse, dont nous parlions tout à l’heure ? N’aurait-elle pas sa source dans la grandeur réelle de notre âme ? Est-ce que l’âme, si on peut le dire ainsi, serait d’une trop haute condition pour devoir quelque chose à une autre âme ? Le titre de bienfaiteur ne sied-il bien qu’à Dieu seul ? Est-il déplacé partout ailleurs ?

Il y a apparence : mais qu’y faire ? Nous avons tous besoin les uns des autres ; nous naissons dans cette dépendance, et nous ne changerons rien à cela.

Conformons-nous donc à l’état où nous sommes et, s’il est vrai que nous soyons si grands, tirons de cet état le parti le plus digne de nous.

Vous dites que celui qui vous oblige a de l’avantage sur