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vous. Eh bien ! voulez-vous lui conserver cet avantage, n’être qu’un atome auprès de lui ? vous n’avez qu’à être ingrat. Voulez-vous redevenir son égal, vous n’avez qu’à être reconnaissant ; il n’y a que cela qui puisse vous donner votre revanche. S’enorgueillit-il du service qu’il vous a rendu, humiliez-le à son tour et mettez-vous modestement au-dessus de lui par votre reconnaissance. Je dis modestement ; car si vous êtes reconnaissant avec faste, avec hauteur ; si l’orgueil de vous venger s’en mêle, vous manquez votre coup : vous ne vous vengez plus, et vous n’êtes plus tous deux que de petits hommes, qui disputez à qui sera le plus petit.

Ah ! j’ai fini. Pardon, madame ; en voilà pour longtemps, peut-être pour toujours. Revenons à madame Dorsin, et à son esprit.

J’ignore si jamais le sien a été cause qu’on ait moins estimé son cœur qu’on ne le devait ; mais, comme vous avez été frappée du portrait que je vous ai fait de la meilleure personne du monde, qui, du côté de l’esprit, n’était que médiocre, j’ai été bien aise de vous disposer à voir sans prévention un autre portrait de la meilleure personne du monde aussi, mais qui avait un esprit supérieur, ce qui fait d’abord un peu contre elle, sans compter que cet esprit va nécessairement mettre des différences dans sa manière d’être bonne, comme dans tout le reste du caractère.

Par exemple, madame de Miran, avec tout le bon cœur qu’elle avait, ne faisait pour vous que ce que vous la priiez de faire, ou ne vous rendait précisément que le service que vous osiez lui demander : je dis que vous osiez ; car on a rarement le courage de dire tout le service dont on a besoin ; n’est-il pas vrai ? on y va d’ordinaire avec une discrétion qui fait qu’on ne s’explique qu’imparfaitement.

Et, avec madame de Miran, vous y perdiez ; elle n’en voyait pas plus que vous lui en disiez, et vous servait littéralement.

Voilà ce que produisait la médiocrité de ses lumières : son esprit bornait la bonté de son cœur.