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Avec madame Dorsin, ce n’était pas de même ; tout ce que vous n’osiez lui dire, son esprit le pénétrait ; il en instruisait son cœur, il réchauffait de ses lumières, et lui donnait pour vous tous les degrés de bonté qui vous étaient nécessaires.

Et ce nécessaire allait toujours plus loin que vous ne l’aviez imaginé vous-même. Vous n’auriez pas songé à demander tout ce que madame Dorsin faisait.

Aussi pouviez-vous manquer d’attention, d’esprit, d’industrie ; elle avait de tout cela pour vous.

Ce n’était pas elle que vous fatiguiez du soin de ce qui vous regardait, c’était elle qui vous en fatiguait ; c’était vous qu’on pressait, qu’on avertissait, qu’on faisait ressouvenir de telle ou telle chose, qu’on grondait de l’avoir oubliée ; en un mot, votre affaire devenait réellement la sienne. L’intérêt qu’elle y prenait n’avait plus l’air généreux à force d’être personnel ; il ne tenait qu’à vous de trouver cet intérêt commode.

Au lieu d’une obligation que vous comptiez avoir à madame Dorsin, vous étiez tout surpris de lui en avoir plusieurs que vous n’aviez pas prévues ; vous étiez servi pour le présent, vous l’étiez pour l’avenir dans la même affaire. Madame Dorsin voyait tout, songeait à tout, devenant toujours plus serviable, et se croyant obligée de le devenir à mesure qu’elle vous obligeait.

Il y a des gens qui, tout bons cœurs qu’ils sont, estiment ce qu’ils ont fait ou ce qu’ils font pour vous, l’évaluent, en sont glorieux, et se disent : Je le sers bien, il doit être bien reconnaissant.

Madame Dorsin disait : Je l’ai servi plusieurs fois, je l’ai donc accoutumé à croire que je dois le servir toujours : il ne faut donc pas tromper cette opinion qu’il a, et qui m’est si chère ; il faut donc que je continue de la mériter.

De sorte qu’à la manière dont elle envisageait cela, ce n’était pas elle qui méritait votre reconnaissance, c’était vous qui méritiez la sienne ; à cause que vous comptiez qu’elle vous servirait, elle concluait qu’elle devait vous ser-