Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/247

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aura peut-être encore quelque dîner chez madame Dorsin. Comme on s’est assez bien trouvé de nous, peut-être nous renverra-t-on chercher ; point d’impatience, partez, conduisez Marianne.

Et là-dessus nous sonnâmes, on vint m’ouvrir, et Valville n’eut que le temps de soupirer de ce qu’il me quittait. Vous allez vous renfermer ? me dit-il, et dans un moment il n’y aura plus personne pour moi dans le monde : je vous dis ce que je sens. Eh ! qui est-ce qui y sera pour moi ? repartis-je ; je n’y connais que vous et ma mère, et je ne me soucie pas d’y en connaître davantage.

Ce que je dis sans le regarder ; mais il n’y perdait rien ; ce petit discours valait bien un regard. Il m’en parut pénétré ; et, pendant qu’on ouvrait la porte, il eut le secret, je ne sais comment, d’approcher ma main de sa bouche, sans que madame de Miran, qui l’attendait dans son carrosse, s’en aperçût ; du moins crut-il qu’elle ne le voyait pas, à cause qu’elle ne devait pas le voir ; et je raisonnai à peu près de même. Cependant je retirai ma main, mais quand il ne fut plus temps ; on s’y prend toujours trop tard en pareil cas.

Enfin, me voici entrée, moitié rêveuse et moitié gaie. Il s’en allait, et moi je restais ; et il me semble que la condition de ceux qui restent est toujours plus triste que celle des personnes qui s’en vont. S’en aller, est un mouvement qui dissipe, et rien ne distrait les personnes qui demeurent : ce sont elles que vous quittez, qui vous voient partir, et qui se regardent comme délaissées, surtout dans un couvent, qui est un lieu où tout ce qui se passe est si étranger à ce que vous avez dans le cœur, un lieu où l’amour est si dépaysé, et dont la clôture qui vous enferme rend ces sortes de séparations plus sérieuses et plus sensibles qu’ailleurs !

D’un autre côté aussi j’avais de grandes raisons de gaîté et de consolation. Valville m’aimait, il lui était permis de m’aimer, je ne risquais rien en l’aimant, et nous étions destinés l’un pour l’autre ; voilà d’agréables sujets de pensées ;