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et de la manière dont madame de Miran en agissait, à toute la conduite qu’elle tenait, il n’y avait qu’à patienter et prendre courage.

Au sortir d’avec Valville, je montai à ma chambre, où j’allais me déshabiller et me remettre dans mon négligé, quand il fallut aller souper.

Je me laissai donc comme j’étais, et me rendis au réfectoire avec tous mes atours.

Entre les pensionnaires il y en avait une à peu près de mon âge, et qui était assez jolie pour se croire belle, mais qui se le croyait tant (je dis belle) qu’elle en était sotte. On ne la sentait occupée que de son visage, occupée avec réflexion ; elle ne songeait qu’à lui ; elle ne pouvait pas s’y accoutumer, et on eût dit, quand elle vous regardait, que c’était pour vous faire admirer ses grands yeux, qu’elle rendait fiers et doux, suivant qu’il lui prenait fantaisie de vous en imposer ou de vous plaire.

Mais d’ordinaire elle les adoucissait rarement ; elle aimait mieux qu’ils fussent imposants que gracieux ou tendres, à cause qu’elle était fille de qualité et glorieuse.

Vous vous souvenez du discours que j’avais tenu à l’abbesse, lorsque je me présentai à elle devant madame de Miran ; je lui avais confié l’état de ma fortune et tous mes malheurs ; et ma bienfaitrice, qui en fut si touchée, avait oublié de lui recommander le secret en me mettant chez elle. On ne songe pas à tout.

J’y avais pourtant songé, moi, dès le soir même, deux heures après que je fus dans la maison, et l’avais bien humblement priée de ne point divulguer ce que je lui avais appris. Hélas ! ma chère enfant, je n’ai garde, m’avait-elle répondu. Jésus, mon Dieu ne craignez rien ; est-ce qu’on ne sait pas la conséquence de ces choses-là ?

Mais, soit qu’il fût déjà trop tard quand je l’en avertis, quoiqu’il n’y eût que deux heures qu’elle fût instruite, soit qu’en la conjurant de ne rien dire je lui eusse rendu mon secret plus pesant et plus difficile à garder, et que cela n’eût servi qu’à lui faire venir la tentation de le dire, à