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neuf heures du matin le lendemain, j’étais, comme on dit, la fable de l’armée ; mon histoire courait tout le couvent ; je ne vis que des religieuses ou des pensionnaires qui chuchotaient aux oreilles les unes des autres en me regardant, et qui ouvraient sur moi les yeux du monde les plus indiscrets, dès que je paraissais.

Je compris bien ce qui en était cause ; mais, qu’y faire ? Je baissais les yeux, et passais mon chemin.

Il n’y en eut pas une, au reste, qui ne me prévînt d’amitié, et qui ne me fît des caresses. Je pense que d’abord la curiosité de m’entendre parler les y engagea ; c’est une espèce de spectacle qu’une fille comme moi qui arrive dans un couvent. Est-elle grande ? est-elle petite ? comment marche-t-elle ? que dit-elle ? quel habit, quelle contenance a-t-elle ? tout en est intéressant.

Et cela finit ordinairement par la trouver encore plus aimable qu’elle ne l’est, pourvu qu’elle le soit un peu, ou plus déplaisante, pour peu qu’elle déplaise ; c’est là l’effet de ces sortes de mouvements qui nous portent à voir les personnes dont on nous conte des choses singulières.

Et cet effet me fut avantageux : toutes ces filles m’aimèrent, surtout les religieuses, qui ne me disaient rien de ce qu’elles savaient de moi (vraiment elles n’avaient garde, comme avait dit notre abbesse), mais qui, dans les discours qu’elles me tenaient, et tout en se récriant sur mon air de douceur et de modestie, sur mon aimable petite personne, prenaient avec moi des tons de lamentation si touchants, que vous eussiez dit qu’elles pleuraient sur moi, et le tout à propos de ce qu’elles savaient, et de ce que, par discrétion, elles ne faisaient pas semblant de savoir. Voyez, que cela était adroit ! Quand elles m’auraient dit : Pauvre petite orpheline, que vous êtes à plaindre d’être réduite à la charité des autres ! elles ne se seraient pas expliquées plus clairement.

Venons à ce qui fait que je parle de ceci. C’est que cette jeune pensionnaire, qui se croyait si belle, et qui était si fière, avait été la seule qui m’eût dédaignée, et qui ne m’eût