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pas dit un mot ; à peine pouvait-elle se résoudre à payer d’une imperceptible inclination de tête les révérences que je ne manquais jamais de lui faire lorsque je la rencontrais. On voyait que cela lui coûtait.

Un jour même qu’elle se promenait dans le jardin avec quelques-unes de nos compagnes, et que je vins à passer avec une religieuse, elle laissa tomber négligemment un regard sur moi, et je l’entendis qui disait, mais d’un ton de princesse : Oui, elle est assez bien, assez gentille. C’est donc une dame qui a la charité de payer sa pension ? Ne trouvez-vous pas qu’elle ressemble à Javotte ? (C’était une fille qui la servait, et qui en effet me ressemblait, mais fort en laid.)

Je remarquai qu’aucune de celles qui l’accompagnaient ne répondit. Quant à moi, je rougis beaucoup, et les larmes m’en vinrent aux yeux ; la religieuse avec qui je me promenais, fille d’un très bon esprit, qui s’était prise d’inclination pour moi, et que j’aimais aussi, leva les épaules et se tut.

Mon Dieu, qu’il y a de cruelles gens dans le monde ! ne pus-je m’empêcher de dire en soupirant ; car aussi bien il aurait été inutile de me retenir, et de passer cela sous silence : voilà qui était fini ; on me connaissait.

Consolez-vous, me dit la religieuse en me prenant la main ; vous avez des avantages qui vous vengent bien de cette petite sotte-là, ma fille ; et vous pourriez être plus glorieuse qu’elle, si vous n’étiez pas plus raisonnable ; n’enviez rien de ce qu’elle a de plus que vous, c’est à elle à être jalouse.

Vous avez bien de la bonté, ma mère, lui répondis-je en la regardant avec reconnaissance ; hélas ! vous parlez d’être raisonnable ; et il me serait bien aisé de ne pas rougir de mes malheurs, si tout le monde avait autant de raison que vous.

Voilà donc ce que j’avais déjà essuyé de cette superbe pensionnaire, qui ne pouvait pas me pardonner d’être peut-être aussi belle qu’elle. Quand je dis peut-être, c’est pour