Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/251

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parler comme elle, à qui, toute vaine qu’elle était de sa beauté, il ne laissait pas que d’être difficile et hardi, je pense, de décider qu’elle valait mieux que moi ; et c’était apparemment cette difficulté-là qui l’aigrissait si fort, et lui donnait tant de rancune contre l’orpheline.

Quoi qu’il en soit, je me rendis donc au réfectoire, parée comme vous savez que je l’étais, et qui plus est, bien aise de l’être, à cause de ma jalouse, à qui, par hasard, je m’avisai de songer en chemin, et qui allait, à mon avis, passer un mauvais quart d’heure, et soutenir une comparaison fâcheuse de ma figure à la sienne. Ni elle, ni personne de la maison ne m’avait encore vue dans tous mes ajustements ; et il est vrai que j’étais brillante.

J’arrive ; je vous ai dit que je n’étais pas haïe : mes façons douces et avenantes m’avaient attiré la bienveillance de tout le monde, et faisaient qu’on aimait à me louer et à me rendre justice ; de sorte qu’à mon apparition, tous les yeux se fixèrent sur moi, et on se fit l’une à l’autre de ces petits signes de tête qui marquent une agréable surprise, et qui font l’éloge de ce qu’on voit ; en un mot, je causai un moment de distraction dont je devais être flattée ; et de temps en temps on regardait ma rivale, pour examiner la mine qu’elle faisait, comme si on avait voulu voir si elle ne se tenait pas pour battue ; car on savait sa jalousie.

Quant à elle, aussitôt qu’elle m’eut vue, j’observai qu’elle baissa les yeux en souriant de l’air dont on sourit quand quelque chose paraît ridicule ; c’était apparemment tout ce qu’elle imagina de mieux pour se défendre ; et vous allez voir sur quoi elle fondait cet air railleur qu’elle jugea à propos de prendre.

Le souper finit, et nous passâmes toutes ensemble dans le jardin. Quelques religieuses nous y suivirent ; entre autres celle dont je vous ai déjà parlé, et qui était mon amie.

Dès que nous y fûmes, mes compagnes m’entourèrent ; l’une me demandait : Où avez-vous donc été ? on ne vous a pas vue d’aujourd’hui. L’autre regardait ma robe, en maniait l’étoffe et disait : Voilà de beau linge, et tout cela vous sied